Crevel, cénotaphe

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C’est avec un plaisir sans partage que je vous fais part de la parution de ce livre sortit tout droit des mes souvenirs de Crevel.

Pour ne pas faire de cet appel à parution seulement une promotion éhontée, profitions-en pour préciser le projet de ce court livre. Dans une autre vie, j’ai soutenu une thèse de doctorat sur René Crevel et Michel Leiris. Ce livre serait une façon d’enterrer cette partie de ma longue formation universitaire. Plus simplement, sans doute ai-je fait mienne ici cette obsession de Crevel : que l’écriture devienne une façon de passer à autre chose.

Tout ceci est bien prétentieux. Il importe pourtant que le lecteur sache que ce livre n’a rien d’universitaire. Dans mon idée, il s’agit d’une dérive déliée. Une évocation du personnage si intrigant : René Crevel (1900-1935) représente une incarnation possible du dandy surréaliste. Une élégance suicidaire à laquelle nous tentons de faire un sort. Sans doute en laissant parler, le plus possible, les textes de cet auteur si important. Un peu comme pour mes notes de lectures, l’essai se troue de collages de citations de Crevel. Leur provenance n’est volontairement pas précisée. Nous voulions coller à une vague de rêve, à donner à entendre par l’appropriation d’une langue.

Pour parler de ce projet, il faudrait sans doute dire qu’il ne m’appartient plus. D’abord par une heureuse rencontre avec les éditions Abrüpt. Sur internet bien sûr puisque je partage avec cette maison d’édition la conviction que les réseaux sont le lieu d’une mise à jour du réel. Une autre forme, sans doute plus réticulaire, de littérature s’y expérimente. Tentons d’être précis : l’objet livre a encore sa place. Crevel, cénotaphe sera en vente dans toutes les bonnes librairies mais sera surtout disponible sous une forme numérique qui, je l’espère, n’est pas qu’un pis-aller. De concert avec l’éditeur, nous avons travaillé à une version numérique un tant soit peu innovante. À l’image de l’essai serais-je tenté de dire : on fait du neuf avec du vieux. En effet, Crevel, cénotaphe repose sur le principe de scissiparité (passer d’une idée à une autre comme on surfe comme on disait fut un temps sur internet) ; sa version numérique propose donc une lecture par liens hypertextes. Un modeste essai pour que la technique produise un contenu nouveau.

Ce livre serait né d’une véritable rencontre, pour ainsi dire d’un partage d’obsession. Une vraie fierté a pouvoir affirmer que Crevel, cénotaphe a été intégralement écrit, conçu et réalisé sous GNU/Linux et uniquement grâce à des logiciels libres. La nouveauté se fonde sur une fidélité à une certaine vision du monde. Linux, le partage du savoir, la possibilité de hacker le réel reste pour moi un vieux rêve qui bouge encore. Les réseaux ne sont pas encore tout à fait vendus à une vision vénale ; Crevel exprime un certain « communisme des cœurs », une irrécupérable révolte contre l’ordre établi. Un douloureux désir d’émancipation. Je reviens alors sur le contexte où évolua Crevel plutôt, je l’espère, pour en saisir une atmosphère, celle des années 20 d’une inquiétude sourde et celle des années 30 à l’engagement tragique, dans l’espoir que tout ceux qui ne connaissent rien de cet auteur puisse en ressentir le charme.

Continuer à lire aujourd’hui Crevel semble une nécessité. On parle beaucoup d’un retour des années 30. Rapprochement absurde, inquiétude légitime. Ce tombeau de Crevel dont s’échappe, je l’espère, son fantôme sert aussi à donner une autre image de ce moment historique. René Crevel se situe au carrefour de beaucoup d’influences, des discours majeurs (psychanalyse, anti-colonialisme, doctrine communiste) que littéralement il incorpore à sa prose. On en propose dans ce bref livre une image.

On pourrait aussi dire le charme ironique de voir publier chez un éditeur suisse, les admirables articles de Crevel sur Dali et sa paranoïa critique. En dehors des nuits dont l’auteur redoute et rejoue la transparence et la mort, au-delà de l’engagement politique, le mordant de Crevel porte aussi sur la tuberculose dont il fut fatalement et très tôt atteint. On tentait alors de la soigner par un hygiénisme ridicule, des cures en altitudes, en Suisse donc pour les plus fortunés dont Êtes-vous fou ? achève à la fois le ridicule et le moralisme impuissant. Le charme de Crevel, dont je tente de donner une image, tient toujours à son indignation. Un sentiment de révolte vécu auquel dont j’ai tenté de faire apparaître le fantôme. Crevel parle de lui, part de lui, : toutes ses réflexions, tous ses romans autobiographiques sont une tentative d’expulsion. J’ai imité cette démarche.

Une rencontre avec Abrüpt par la certitude de parler la même langue. Calembour douteux que Crevel n’aurait peut-être pas dédaigné. D’après ce que j’ai compris, cette maison d’édition collective utilise pour réaliser ses livres un dérivé du langage LaTex. Y déchiffrer encore une reviviscence de mon passé qui alimente mon propos sur Crevel : peut-être pour m’éloigner du charabia universitaire, j’ai rédigé ma thèse dans ce langage. Pour me faire comprendre de ceux pour qui la langue informatique demeure étrangère, il s’agit d’une façon de coder votre mise en page afin de parvenir exactement au résultat que vous souhaitez. La philosophie du logiciel libre repose sur ce présupposé : le code est libre, tout est modifiable, tout est paramétrable à condition de mettre le nez et non dans l’image qui lui sert de paravent.

Parlons donc de l’image. On le sait (ou pas), le surréalisme s’empare de la « stupéfiante image ». La définition de l’arbitraire devant présider au choix de cette production inconsciente, automatique, est, rappelons-le, un emprunt à l’esthétique ironique de Lautréamont : « beau comme la rencontre fortuite, sur une table de dissection, d’un parapluie et d’une machine à coudre. »  Crevel fut un membre important de cette décisive et critiquable avant-garde, mon propos n’est pas d’illustrer ou d’expliquer ses dissensions, mais plutôt de m’approprier la singularité de son image. Jamais chez lui, les images ne sont aussi arbitraires, un peu foutraques et au final, je crois, peu parlantes. Le souvenir de Crevel c’est une certaine douleur mais surtout le rire pour y échapper.

Donner donc un visage à ses obsessions, à leurs tourments et leurs hantises. La couverture est en ce sens profondément parlante. Le lecteur le plus distrait aura noté qu’elle ne porte ni titre ni nom d’auteur. Un effacement qui me sied bien tant ce bref livre reste un autoportrait en absence. Offrons, pour finir, une explication du titre: un cénotaphe est une tombe vide, un tombeau dans lequel le corps manque. Donner un visage à Crevel revient à trouver une expression à ce vide, à ce corps qui obstinément manque.

Une appropriation pirate dont je veux donner image. Pour Crevel, la fidélité à la mémoire est une abjection, une forme de fixité qui reviendrait à une acceptation du monde. L’écriture ne devrait rien figer. Dans Crevel, cénotaphe, je n’ai donc pas essayé de réactualiser ma mémoire mais plutôt qu’elle se laisse submerger par ses images afin de les animer. Au risque de certaines approximations plus ou moins volontaire, au risque de l’erreur. Pour en rester au faussement superficiel : Abrüpt a eu la très bonne idée d’animer sa couverture. Une façon de maintenir la pensée en mouvement donc : se demander, trop tard, si Crevel réellement fumait (hormis de l’opium). Une façon surtout de se rappeler qu’une évocation se fout de la prétendue exactitude de ce genre de détail.

En espérant vous avoir donné envie de découvrir ce livre. Vous pouvez le commander  sur le site de l’éditeur en suivant ce lien.

Si je n’y suis pas parvenu, je vous invite à découvrir l’article de Lucien Raphmaj sur le toujours excellent Diacritk. Karen Kayrat vous en propose une lecture sur Pro/p(r)ose.  Vous pouvez également consulté la très jolie note sur le blog de L’espadon.