Ce prince que je fus Jordi Soler

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De l’illusion à l’imposture, Jordi Soler poursuit son invention d’une fiction où réalité et fiction se tissent de la même folie. Avec une légéreté et un humour certain, Ce prince que je fus part sur les traces d’un héritier fantoche de Montezuma. Dans cette évocation, Jordi Soler parvient à nous faire toucher du doigt le XVI siècle mexicain et catalan mais aussi l’intoxication des dernières années du régime de Franco.

De Jordi Soler j’avoue avoir lu seulement La fête de l’ours dont je croyais me souvenir fort peu. À la lecture de Ce prince que je fus, mes réminiscences ne se sont pas affinées mais ont imposé cette continuité de l’œuvre qui fait, je crois, la marque d’un grand écrivain. Me voilà donc à me surprendre, au royaume des imposteurs qu’est celui de la critique, que toute la beauté des reconstitutions des romans de Soler tient à leur climax carnavalesque. À l’apogée du roman, une scène bascule dans la folie, dans un dérèglement délicieusement non-euclidien comme il le dit ici. Ce prince que je fus trouve toute sa portée quand son personne principal, le haut en couleur, pathétique, génial et couillon, Kiko Grau Montezuma affronte le regard d’autrui sur sa déchéance. Mais revenons au commencement. Manière pour nous de noter à quel point Jordi Soler sait suspendre son récit, le faire flotter dans la fluidité de ses retours en arrière. Un des grands intérêt de ce roman est précisément l’imposture si vraisemblable de son imitation d’une enquête historique. Ou pour le dire autrement, la façon dont l’auteur fait passer la folie de ses personnages. Le narrateur, banquier à la retraite, décide d’occuper son oisiveté en cherchant le trésor d’une des filles de Montezuma, le célèbre empereur inca rencontré et soumis par Cortès. « Le chapitre de Xipaguazin n’a jamais eu la moindre importance historique et son étrangeté lui donne l’air d’une pièce de fiction. » À partir d’un matériau aussi fugitif que, peut-être, fictif, Jordi Soler tire une vraie consistance. Dans une plongée, dont il me plaît de penser qu’elle est plus ou moins fausse, l’auteur parvient à nous donner une image de cette princesse en exil et de poser en prémisses cette folie qui serait, qui sait, le seul trésor de Montezuma.

Finalement, touts les histoires ont une part invérifiable, une zone d’ombre, un territoire douteux à partir duquel elles s’articulent ; sinon, sans cette zone d’ombre, sans ce contraste, la véritable histoire, la vérité, n’aurait aucune importance : elle manquerait d’éclat.

Le moins que l’on puisse dire est que la vérité tissée par Jordi Soler, elle n’en manque pas, d’éclat. Le narrateur se prétend journaliste et part au Mexique pour interviewer l’héritier putatif de Montezuma. Au passage, Jordi Soler, sans doute du fait de sa propre histoire (il est un enfant catalan, exilé au Mexique, après la guerre d’Espagne), interroge assez finement l’ambiguïté du rapport entre l’Espagne et le Mexique. Une vague condescendance, une série de maladresses. Sur ce sujet, la crasse bêtise de Franco est dûment mise en lumière. Ce con croyait vraiment pouvoir rétablir des liens avec le Mexique et comptait sur ce fantoche pour transmettre un peu de ce prestige que le messager lui-même, Kiko donc, usurpait de sa proximité au pouvoir. Jordi Soler a raison de souligner que la noblesse est une intoxication, une croyance en sa propre importance que l’on parvient, à grand coup d’imposture, à imposer à autrui. Si on pense parfois à L’imposteur de Javier Cercas, il faut souligner que Ce prince que je fus jamais ne se prend au sérieux. Sans doute parce qu’il insiste sur le fait que le crime de ce prince restera sans victime. Un jeu de dupe qui, l’auteur n’a pas besoin de le rappeler, est aussi celui de la fiction. Le dernier des Montezuma, en Espagne du moins tant ils pullulent au Mexique, entouré des  descendants de ces survivants (j’aime beaucoup l’idée si improbable qu’elle est sans doute « vraie » qu’il est survécu dans le si jolie quartier de Sacromonte à Grenade), aura commis comme crime seulement de vendre des titres de noblesse à tous les parvenus du régime. Ils se savaient dupes, ils prétendaient à une reconnaissance qu’ils savaient biaiser. Jordi Soler à l’intelligence de ne point trop insister sur le fait que nos sociétés continuent à fonctionner sur ce commerce faussé de reconnaissance.

de cet épisode insignifiant qui, sans qu’on s’y attende, s’associe et entre en résonance avec un autre épisode insignifiant, et génère avec lui une petite lueur qui nous indique que ce qu’on est en train de nous raconter possède une logique incontestable, un ordre mathématique, que tout est scrupuleusement tissé, comme seule peut l’être la vérité.

Ce prince que je fus, au-delà de sa réflexion sur la tessiture du réel parvient donc à faire coïncider des épisodes, à les faire achopper sur ces « broutilles » dont la vie et les récits sont faits. Le prince en exil boit du vin en cubi, on comprend surtout qu’il a de lourd problème d’alcool, que sa crise mystique pourrait être un préambule au delirium tremens, que sa relation avec son domestique n’est peut-être pas si simple. Quelque chose de carnavalesque donc dans l’attachement que fait naître le récit pour celui qui fut un prince, minable et magnifique, affabulateur et soudain en pleine vérité dans ce qu’il ne veut pas dire. Le style de Jordi Soler épouse alors ce déni de réalité, sa fuite et ces façons dont brutalement, vulgairement, elle nous retombe dessus. On se laisse prendre à l’ensorcellement de cette prose.



Merci aux (Édition) La contre-Allée pour ce roman.

Ce prince que je fus (trad : Jean-Marie Saint-Lu, 302 pages, 20 euros)

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