Le testament d’Alceste Miguel de Palol

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Immense roman philosophique (sur les variations et l’immuable du moi), ample et polyphonique réflexion politique, religieuse, morale et mathématique, Le Testament d’Alceste emporte le lecteur dans ses récits gigognes. Avec érudition et humour, Miquel de Palol construit un redoutable dispositif narratif qui interroge chacune des obsessions au cœur de la littérature : l’amour et la mort, le sexe et le temps.

Qu’il est agréable de se perdre dans des romans démesurés. Après le colossal Jardin des sept crépuscules, Miquel de Palol revient sous une forme apparemment très proche mais dont les possibilités de variations sont l’objet premier. Dans Le jardin des sept crépuscules, le romancier captivait par ses récits enchâssés : c’est l’histoire d’un mec qui raconte une histoire et qui croise un autre mec qui lui raconte, à son tour, une histoire. Et le jeu se répète. Dans ce précédent opus qu’il faut absolument découvrir, qu’il faudrait sans doute relire dans l’auteur trace des résonances implicites (certains personnages semblent revenir quasi à l’identique, la mystérieuse organisation Ω..), Miquel de Palol laissait se développer les histoires. Dans Le testament d’Alceste elles sont plus courtes, très souvent interrompues dans un « Jeu de la fragmentation » qui peut légèrement égarer le lecteur. Dans la toute dernière partie du lecteur, huit histoires s’entremêlent et finissent par se répondre sans que l’on sache toujours qui parle. Nous entrons ainsi dans l’un des sujets de l’œuvre de Palol : l’effacement du sujet, la similitude des histoires qui, sans doute, reposent sur une structure similaire. Le lecteur doit s’attendre

À une façon de revisiter le roman occidental moderne, dit Andrea. Pour commencer, ses thèmes sont l’amour et la mort, mais ce ne sont là que des abstractions, comment pourrions-nous les appeler ? Des dimensions littéraires. La seule chose qui se joue entre elles deux c’est le passage du temps. Finalement, ce sont de simples réductions, des simplifications, rien de plus. Si la réalité pratique ne t’a pas laissé mourir de faim, elle te guérit au moins de la métaphysique. Les trois sujets sont : le mal, la folie et l’immortalité, et pas comme métaphore, mais comme réalités.

Le lecteur est prévenu. Il sera confronté à un récit pseudo-apocalyptique. Dans Le jardin des sept crépuscules, des puissants se réunissaient à l’écart d’un monde en plein cataclysme. Raconter des histoires devenaient une façon d’y survivre. Ici, Miquel de Palol reprend ce jeu sur le dispositif narratif non comme une forme de survie mais plutôt comme une forme d’immortalité (fictive à l’évidence) qu’elle nous offre. Il faut bien l’avouer, comme le sous-titre nous l’indique (« la nouvelle Phère mnémonique »), il est plutôt aisé de se perdre dans le langage ésotérique employé dans une large part du roman. Miquel de Palol transmue à la lettre son œuvre en une architecture. On peut penser que ce qui est engagé dans le « Jeu de la fragmentation » auquel se livrent les protagonistes est le roman lui-même. D’où d’abord une description architecturale qui devient à l’image de l’architectonique (comme on dit) du roman. Dans tout Le testament d’Alceste, l’élévation spirituelle, les discussions philosophiques d’un très haut niveau sont toujours rattrapées par une urgence pragmatique. Dans un niveau de satire sociale un peu plus évident que dans Le jardin des sept crépuscules, l’intrigue se réduit à une lutte de pouvoir pour la possession de ce Mas d’en Haut qui connaît ses dernières heures. Miquel de Palol déploie son immense talent dans un univers qui nous ressemble, au bord de la catastrophe, là où l’état socialise les pertes et privatisent les gains, là où l’individu est rattrapé par son nihilisme, par cette absence d’éléments susceptibles de le choquer ou de le faire réagir. « Nous ne serions jamais des dieux et cela commençait à faire longtemps qu’on avait perdu l’envie de jouer à l’être. » ou « La légèreté d’autrui ne suffit pas à t’ouvrir les yeux sur la tienne ?» Ou pour le dire encore autrement : Miquel de Palol s’impose ici comme un immense moraliste. Aucune leçon de morale, un certain flottement même dans lequel, hélas, le lecteur se reconnaît, rien qu’un combat acharné contre le nihilisme et son relativisme moral. Les puissants du monde s’interrogent, s’amusent et se divertissent. Le récit n’échappe pas à sa propre vanité.

Autrement dit, est-ce nous qui déterminons la réalité ?

Moraliste, Miquel de Palol l’est dans Le testament d’Alceste à la façon de Sade. On parle ici énormément de sexe, on en fait, pour paraphraser Leiris (ça faisait longtemps) un problématique « terrain de vérité », on joue surtout sur la fascination éprouvée, malgré tout, par le lecteur sur l’attraction exercée par ce sujet. Une philosophie dans le boudoir met en branle ce qui nous gêne dans cette sexualité. Miquel de Palol s’en sert pour interroger notre désir d’assimilation à autrui. Pascal donnait cette définition de l’humaine condition : une suite de condamnés à mort, attendant leur exécution dont ils ne peuvent rien ignorer puisque chacun est exécuté. Dans Le testament d’Alceste la  condition humaine serait d’attendre avant de forniquer, en série. L’homme dans sa mesquinerie, ses fanfaronnades et ses blessures d’ego c’est sans doute le même qui s’égare dans des variations mathématiques et géographiques plutôt absconses. Au passage, si quelqu’un peut m’expliquer ce qu’est un « tracé bandal » qui échappe à tous mes dictionnaires…

On ne peut se réjouir que nos certitudes ne servent qu’à faire taire les autres. Elles servent avant tout à laisser parler et à rester tranquille.

Le désir est avant tout mimétique. Il survient, pour une grande partie, par jalousie. Ou plutôt par des variations d’identités.   Dans ce jeu mondain, les couples se forment et se déforment mais il reste le narrateur et son amour qu’il voudrait unique pour Anna. Le seul à ne pas être totalement rattrapé par le cynisme. Le désir est avant présomptueux, un récit arrangé. La virtuosité du Testament d’Alceste pourrait alors paraître gratuite si elle n’était une façon d’appréhender la panique propre à la mise en mot de soi. Il s’agirait de savoir quel part de soi on est capable de sacrifier pour survivre. Miquel de Palol opère une réécriture des mythes bibliques d’Abraham et de Daniel. Je laisse au lecteur le plaisir d’en découvrir les variations. Mais la survie envisagée dans Le testament d’Alceste serait une résurrection. Une immense partie de la littérature, sans doute est-ce là une structure indépassable, consiste à vouloir ressusciter l’être aimé. Aloysia meurt dans d’étranges conditions. Par jeu, rien ne sera dit et elle sera conservée, de façon parfaitement scabreuse, en l’état pour savoir si le récit et ses fragmentations pourront la ressusciter. Les récits enchâssés de Palol serviraient alors à abolir le temps. Ils finissent par coïncider entre eux, à devenir des projections d’un autre passé, d’un avenir différent, d’un temps indéterminé. Quant à savoir si cela est une survie suffisante… La seule chose certaine est que l’immense œuvre de Miquel de Palol ne s’épuise pas en une seule lecture.



Un immense merci aux éditions Zulma pour l’envoi de ce roman.

Le testament d’Alceste (trad : François-Michel Durazzo, 756 pages, 24 euros 50

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