Le dernier loup Laszlo Krasznahorkai

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Monologue d’après l’effondrement, de l’au-delà de la pensée, de l’en-deçà de tout dénouement, tel un piège à inquiétudes Le dernier loup captive le lecteur. Dans cette novella d’un seul souffle, l’immense László Krasznahorkai invente, après la vanité et le mépris, la fragile, et sourde, possibilité du récit d’une illumination, d’un contact à l’extérieur, bref à tout ce qui en nous est menacé.

Il faut d’abord régler son compte à la prouesse stylistique : cette novella (un court texte qui dépasse la nouvelle sans être un roman, et ce statut intermédiaire convient parfaitement au propos) est écrite en une seule phrase de soixante-dix pages. La belle affaire. La vraie prouesse me semble que le lecteur très vite oublie cette absence de respiration syntaxique. J’en parlais à propos de Seiobo est descendue sur terre, le charme premier de toutes les proses de toutes les proses de Krasznahorkai demeure sa capacité d’enchantement. Ici pour rendre la pensée labyrinthique de son personnage, l’auteur parvient à faire tournoyer sa prose et à l’enrouler autour de sa gageure véritable : rendre l’inconsistance, l’inattention mais aussi la charge de passé irrésolue dont se sature l’instant présent. La tension que Krasznahorkai parvient à instiller à chacune de ses phrases, la montée d’un drame que rien ne viendra dénouer, m’a toujours semblé plutôt difficile à capturer. Nous ne voudrions pas attenter à la magie de cette prose. Magie étant entendue ici dans sa définition ethnographique : il y manque toujours quelque chose pour que le cérémoniel fonctionne. Elle fait signe en cela au manque qui nous constitue, à celui qu’il faut préserver et dont Le dernier loup parvient à une incarnation.

László Krasznahorkai retrouve ses paysages de désolation, cette épreuve du vide que constitue sa patiente et itérative description. Au fond, le seul à véritablement pouvoir parler de cette inquiétude transmise dans chaque description par l’auteur est son compatriote Bela Tarr. Lui seul est parvenu à mettre en lumière ce tournoiement autour de notre vacuité, cet univers de bistro où, dans un air d’accordéon, se heurtent les failles et ce qui ne saurait être dit. Il faut voir et revoir Satantango pour comprendre ce souffle unique, vertigineux, dont est saturée la pensée de László Krasznahorkai.

Après l’effondrement de sa pensée, après sa conscience du linge sale que serait le langage, pied à pied face à l’inanité d’une communication à laquelle, il est impossible de renoncer, un prof d’université, un philosophe désenchanté, dans un bistro de Berlin où il passe ses journées en digne héros de Krasznahorkai raconte son invitation en Estrémadure. László Krasznahorkai trouve dans ce paysage un miroir brisé de la désolation qu’il met en place dans chacun de ses livres. Ce paysage espagnol loin de tout, abandonné ou presque devient par la vertu d’un mot, par l’impossibilité peut-être de le traduire (gloire une nouvelle fois à Joëlle Dufeuilly pour sa traduction implacable), la dehesa. « oui, il comprenait, et sentait combien ce paysage le touchait, car le dehesa était à l’image de son âme, à l’image de quoi ?»

Dans une seule phrase László Krasznahorkai organise cette confession pour un barman qui s’en fout. Tout revient au point de départ. Après cet effondrement, le seul dénouement sera celui qui échappe au langage et que pourra continuer à inventer, en absence d’un public, le narrateur. Un peu par hasard, celui-ci se met à poursuivre des loups, finit par voir dans l’exécution des derniers loups Estrémadure un symbole. Mais de quoi. La préservation tout au fond de son terrier, le secours muet apporté à ce loup qui, comme le narrateur, deviendrait, qui sait, l’image de l’homme de nos temps troubles. Laissons la conclusion ouverte. Le lecteur se fabriquera son propre dénouement ou se laissera simplement prendre par l’enchantement captieux de cette prose ensorcelante.

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