Ghost Town Kevin Chen

Mythe fantomal d’un retour au pays natal, à ses histoires de fantômes, de morts mystérieuses dans la famille, de revenants, de récits et de rituels, de magie et d’impuissance. Dans ce fourmillant roman taïwanais, spectral le personnage principal revient dans son village natal, se heurte aux fantômes, au passé qui refuse de passer, à cette ville désertée, abandonnée à un avenir qui n’a eu aucun lieu. Assez admirablement, sans doute par la confrontation entre culture occidentale et celle taïwanaise, Kevin Chen interroge la continuité des traditions, de la violence et du malheur domestique qu’elles imposent par le récit alterné des heurts et malheurs conjugaux de chacun des membres de cette famille. Jouant du mystère et de la magie, Ghost town offre un saisissant regard sur ce qui survit à l’intime violence du drame.

Commençons par un aveu : c’est ici, le premier roman taïwanais dont nous parlons. Au moment où je réfléchis, encore et toujours, sur la forme à donner à ce carnet de lecture, à comment le repenser, à la manière de trouver le temps d’écouter l’écho de chaque lecture, à ne point trop participer à cette surconsommation littéraire qui entérine la dangereuse illusion d’une société d’abondance, je trouve l’occasion d’un recentrement : par goût, peut-être aussi par la vaine croyance d’échapper à l’horrible air du temps, je souhaite surtout parler de littérature étrangère, étrange pour le moins si elle est francophone. Puérile déclaration de principe, peut-être, osons espérer qu’elle permette d’échapper aux fallacieux attraits de l’ailleurs. Continuons ainsi à nous laisser porter par une intranquille ignorance. L’exotisme se comprend dès lors comme du pittoresque compréhensible, un regard facilement saisissable sur une société dont nous ignorons tout. La mise à la question aussi d’une prétendue normalisation par uniformisation du monde, une soumission à une idéologie, dominante par définition. On peut parfois avoir cette impression, pas désagréable au demeurant, d’être confronté à une littérature mondialisée, conçue d’emblée pour l’exportation, sans doute avant tout pour un public occidental. L’incarnation par excellence de ce tropisme serait Murakami. Il semble néanmoins que Kevin Chen s’y soustrait par un curieux jeu de flottement, une indistinction dans l’identification. Comme il serait facile de se laisser porter par l’ailleurs si présent dans ce texte, par les termes et idiolectes qui délicieusement le trouent, on lirait alors ce roman comme une pratique, une appropriation culturelle peut-être, d’une autofiction à la part romanesque clairement affichée. La famille dont peu à peu les secrets et violences, nous sont révélés porte le même nom que l’auteur. Son personnage principal vit, comme Kevin Chen, à Berlin. Mais, que peut bien nous apporter cette pseudo-empreinte autobiographique ? Rien sans doute hormis une prometteuse fausse piste. Plus intéressant, me semble-t-il, serait d’y lire la volonté d’en faire une autre inscription de nos vies fantomatiques. Tous les personnages de ce roman, le protagoniste et ses quatre sœurs, mènent des vies conjugales tels des ombres d’eux-mêmes. Les spectres que nous sommes sans doute sont la réflexion de nos culpabilités, ce qui en nous, selon la célèbre formule de Faulkner citée par l’auteur en postface, refuse de passer. Afin de pouvoir vivre son homosexualité, afin de continuer à écrire, le héros s’exile à Berlin. Il se plonge dans la solitude d’une langue incomprise, dans des amours que l’on sait meurtrier. Avec une belle insistance (c’est-à-dire sans lourdeur aucune), on enroule tous les concomitances entre passé et présent, le jour de la fête des morts. Un fantôme, nous suggère Ghost town est avant tout hanté par ses disparus, animé par la saine incapacité à les laisser partir. Ce sera la trame la plus sensible de ce roman polyphonique. Ma vie parmi les ombres, un lieu commun romanesque toujours efficace. La sortie de prison le poursuit comme une ombre. On revient alors à cette hasardeuse vie conjugale, aux tragiques souffrances infligées, reproduites, pour ainsi dire, chez chaque membre de la famille.

On est de la même famille, en définitive, on sait tellement bien qu’on n’est, tous, que cendres qui n’attendent que de se disperser au premier coup de vent, alors autant ne pas se poser de questions qui font mal.

Les tentants fantômes peut-être sont seulement spectres de la modernité, adieu tragique à un fonctionnement traditionnel, aux bribes de récits et de rituels qui en persistent. La mère les pratique encore ; peu éduquée elle ne cesse d’instaurer les sombres enchantements de la parole. Transmission d’une panique, création d’une ambiance. Une ville de fossés, de chiens noyés, de sœur suicidée aussi, d’interdits. Il n’en reste que les souvenirs démonétisés, une parole fantomatique. Masque sans doute de ce qui se dit perversion pour masquer la réprobation de toute une société, la violence de ses diktats. Kevin Chen nous suggère alors les motifs de cette transmission de la violence. Comme dans Mère de lait et de sang, on retrouve ce fonctionnement des sociétés traditionnelles : des femmes exploitées par leur belle-famille. Le malheur, trop souvent, n’a d’autre chose à transmettre que lui-même. Ghost Town montrera les échappatoires que s’invente cette mère. Il faut souligner le joli écho donné par la parole du père mort, sa façon d’éclairer l’intrigue. On découvre, avec de jolis allers-retours dans le passé qui relient le récit, le destin de tous les autres enfants de cette fratrie. La société traditionnelle peu à peu est dévorée par celle de l’économie de marché, des combines sauvages qui accompagnent sa naissance. De sombres histoires de mariage, de sœur de substitution qui bascule dans la claustration de la folie suite à ce drame familial. La mort de la cinquième sœur hante le récit. Visages différenciés de l’enfer conjugal conçu comme une reproductive échappatoire. On pourrait alors penser que le roman cède à un excès de noirceur. Toutes les autres sœurs, classées dans un ordre hiérarchique, considérée comme un poids dans cette société patriarcale, subissent une horrible oppression sociale. Un mari joueur, un autre pervers narcissique qui bat sa femme, un autre inexistant qui laisse seule sa femme face à la pression des réseaux sociaux et à leur dictature de l’image dite virale. On se laisse prendre à cette saga familiale grâce à sa dose de, osons, réalisme magique. Des hantises comme autant de culpabilité, toutes les formes d’un retour pour accompagner celui du frère. On est touché, surtout, par la découverte du désir, ses oppositions, l’âpre compréhension que permet ce roman.


Un grand merci aux éditions du Seuil pour l’envoi de ce récit.

Ghost Town (trad : Emmanuelle Péchenart, 422 pages, 23 euros)

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