Nourri par le sang Mehdi Yazdani Khorram

De la vie des tombes, de ceux qui les entretiennent, de ceux qui en reviennent, de la vie de tout un pays dont s’esquisse dans le sang, par les minorités, un portrait polyphonique pour mieux faire entendre un irrépressible, et fatale, désir d’ailleurs. Au-delà du contexte iranien parfois difficile à saisir, par-delà la guerre Iran-Irak de 1981 et ses répercussions, de ce que, aussi, cela nous apprend sur le contexte contemporain, Nourri par le sang offre une incroyable, romanesque, spéculation (pleine des spectres forcément) sur l’Histoire et les différentes manières, malheureuses, de nous y inscrire. Medhi Yazdani Khorram signe un roman plein de hantise, d’images qui reviennent, d’humanité qui s’interrogent et ainsi survit.

Un roman vaut-il pour les fausses pistes qu’il trace, les interprétations insatisfaisantes auxquelles il invite ? Pas seulement, sans doute. La continuité d’un égarement intervient dans Nourri par le sang hélas pas uniquement d’un contexte mal connu, celui de l’Iran et de son histoire pour le moins complexe. Pour aggraver mon cas, toujours dans une connaissance superficielle (pas aisé d’en avoir des témoignages directes, d’en comprendre aussi toutes les implications), je n’ai pu m’empêcher de me demander ce que le roman de Medhi Yazdani Khorram nous racontait sur l’actualité de son pays, sur ses révoltes. Une intrigante erreur sans aucun doute : le roman date de 2018 et, surtout, obstinément parle d’autre chose, d’une autre forme de vérité, celle des fantômes. Nourri par le sang sera alors passionnant en cela qu’il interroge notre ethnocentrisme, nos facilités d’ici à penser la nécessité de la révolte, à ne point trop nous pencher sur la nécessité de continuer à penser et produire, hors de toute rhétorique et de tout roman à thèse, de la littérature. Dès lors, sans suspicion ni hautain surplomb, il convient de lire vraiment la hantise religieuse de ce roman. Nous ne pouvons, je crois, en aucun cas la réduire à celle que l’on pourrait prêter à l’auteur. On le devine (le livre s’ouvre et se referme sur un amen), chrétien. Nous ne pouvons nous en contenter comme, d’ailleurs, on ne peut pas seulement lire Dostoïevski à la lueur de sa religiosité profonde ; nous ne saurions présupposer une très grande proximité de l’auteur avec la minorité arménienne iranienne. On pourrait noter, dans une morale minimale, que le roman sert aussi à cela : faire entendre les divergences communautaires, l’espoir ténu de les faire cohabiter. Par ce récit pluriel, qui s’élance d’un cimetière, c’est sans doute ce que tente Mehdi Yazdani Khorram : faire entendre des coïncidences, des instants de rencontre.

Pour l’Histoire ce sont ces « cependant » qui créent des problèmes. L’Histoire est faite d’exceptions.

Le roman lui cherche à incarner toutes les tentatives de s’excepter. Échapper à son destin comme une façon d’en dire l’emprise, le poids social d’une tradition, ici d’un culte des morts, l’importance du langage, de la conviction avec lequel il est employé, de son pouvoir d’émancipation : en attendant de faire un doctorat, de quitter le travail de son père (le roman est-il autre chose qu’une dialectique du progrès et de l’émancipation?), Moshen Meftah est payé pour entretenir les tombes, réciter des sourates, disperser un peu d’eau de roses : entretenir une mémoire, inventer le repos. Sa présence servira d’instance narrative, écouter plutôt que de se mettre en avant en tant que narrateur. Ce sera, au passage, une des belles réponses de l’implication de l’auteur. Sa mise en absence nous paraît une très belle solution. Peut-être convient-il de s’effacer derrière son récit. Medhi Yazdani Khorram parvient à le faire en montrant différentes attitudes, réponses et engagements donc, face à un autre moment de crise. Cinq frères, cinq manière d’affronter les récurrences de l’Histoire : le récit est ponctué de formule incluant chaque personnage dans une perception de ce que sa situation ne saurait avoir d’unique. « Il connaissait ce sentiment, la nécrophobie. Un peu comme le mal de mer. Un air ancien pénètre les veines, se nourrit du sang et avance. » Le passé comme, maladif, échappatoire aux impasses du présent, patiente écoute aussi de ce qui, toujours, sera mal enterré. Nasser d’abord est archéologue en chômage, les facultés sont fermées. On lui demande d’aller piller une église. Il y trouvera la tête de ce qui sera peut-être celle de Jean-Baptiste. Avec les images des anges, ce sera un des motifs (parfois pour moi un peu difficile à décrypter) qui, spectralement, unit tous les récits. Avouons aussi s’être passablement interrogés aussi sur le récit de Saladin et d’un de ses soldats qui rythme le roman. Cela importe peu, apporte une bienvenue dose de mystère. Un récit qui ne tient pas seulement aux faits racontés, aux retours et immuables ainsi mis en lumière. « Cette terre est sacrée. Elle exige du sang. » Cinq destins que l’on pourrait dire malheureux, quand tragiques serait plus exact. Une vraie beauté, un sens du récit et de la scène, de l’enthousiasme et de sa part de désespoir. Le second frère, Massoud est tireur, dans une église lui aussi, il tente de sauver des vies, va chercher des femmes, dans un souterrain. Lui aussi en revient avec une image religieuse, la très grande question du salut qu’on apporte et qui, peut-être, demeure sans solution. Nourri par le sang parvient alors à faire entendre la complexité de la guerre Iran-Irak, des hommes et des femmes ainsi broyés. Ce qui demeure d’espoir quand on sait, dans un cimetière, que cela finit, pour ainsi dire mal. Notre humanité, c’est sans doute cela : la non résignation, pour nous comme pour autrui, à notre conscience de l’inévitable de notre propre mort. Mansour lui est photographe, il va rencontrer, photographier, une femme qui se révélera une nonne, la seule à donner une sépulture à son corps de martyre. On poursuit alors le récit avec l’histoire de Mahmoud et de son amour pour une marxiste, encore une histoire de sacrifice. On l’a je crois suggéré : jamais Nourri par la terre pourtant ne sera triste, peut-être parce qu’il n’exprime aucune résignation. Même si cela, jamais, n’en altérera la fin, il faut continuer à raconter des histoires, faire revenir avec compassion nos morts, s’interroger encore sur le sens que peuvent avoir leur vie. MedhiYazdani Khorram parvient à nous transmettre l’étrangeté, le jugement retenu, sur toutes ces existences que nous croisons.


Un grand merci aux éditions Zulma pour l’envoi de ce roman.

Nourri par le sang (trad : Nahal Tajadod, 370 pages, 23 euros 50)

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