Noces de givre Raymond Penblanc


L’amour en sa sauvagerie adolescente, ses fugues, découvertes, effleurement et, derrière une écriture somptueuse et sonore, l’appel de la peinture, les toiles de Caravage comme arrière-plan, dépassement descriptif des liens entre la narratrice et sa grand-mère, les non-dits et refus ainsi dévoilés. Noces de givre captive par son jeu sur les rythmes, le halètement de ses phrases, le syncopé de la finesse psychologique qui se déploie dans ce récit initiatique, cet effleurement amoureux et sensuel où la peinture toujours accompagne cette découverte des béances du Soi et de ses contre-jours. Par ce nouveau roman, Raymond Penblanc laisse éprouver la puissance évocatrice de sa prose, la déchirante beauté de son récit où le tragique accompagne ces fugitives amours.


On pourrait, s’il fallait commencer par une réticence, dire l’étrange décalage qui caractérise la parole qui naît dans ce roman. La narratrice est adolescente, un peu à l’écart, un peu rebelle. Sa manière de parler, de penser, de réfléchir sur la peinture et l’amour pourrait sembler ne pas coller avec ce que l’on croit savoir de cet âge d’une rétive indétermination. On entend, croit-on d’abord, un peu trop le romancier derrière son personnage, on sent aussi les coutures, parfois. Une façon ici de continuer à interroger notre pratique critique, à entendre autre chose dans nos lectures que ce que l’on veut y voir. Nous n’avons jamais été entièrement certains de la nécessité d’une unité psychologique du personnage, qu’il existe comme personne, qu’il se dote d’une voix que l’on pourrait réduire à un sociolecte, à la simple reconstitution d’une oralité, de ses tics de langage, de leur inscription contemporaine, comme gage d’une définitive réalité. La narratrice, pour elle-même, parle bien. Pourquoi se hasarder à penser trop bien, pourquoi ne pas se laisser prendre à trouver les glissements dans la vulgarité parfois déstabilisant (on pense ici à  « tête dans le cul » qui semble dissonant), pourquoi ne pas se contenter d’entendre la voix, assez unique, de Raymond Penblanc ?

Il faut il faut impérativement que je respire à fond, il faut il faut que je ferme les yeux, il faut il faut que je me vide la tête, il faut il faut que mon cerveau s’allège, il faut il faut que mon esprit s’apaise.


On entend la haute valeur ajoutée, l’aspect littéraire si l’on veut, de ce monologue dont Noces de givre tisse les obsessions. Pour continuer sur cet aspect littéraire, en décalage donc, jamais totalement collé donc à une réalité dont Raymond Penblanc laisse entendre l’immuable, éclairons ce qui semble une référence évidente, citée en épigraphe, pour ce roman : l’immense John Burnside dont la récente disparition n’a pas, à mon sens, été suffisamment été signalée. [On attend toujours la publication de ses poésies, on espère encore lire un dernier roman.] Nous pensons, et le rapprochement est diablement flatteur, à L’été des noyés. Nous y évoquions la solution de l’image, cette manière dont le romancier parvient à suggérer l’image au centre de son récit, comment il y échappe, brode ce qui est bien plus qu’un commentaire. Raymond Penblanc nous décrit alors le déplacement d’une fascination, la reconnaissance de la sidération. Les amoureuses attractions adolescentes sont des retrouvailles, la traversée d’un inédit pourtant mille fois vécu. La narratrice soudain est séduite par un jeune garçon qui ne la regarde pas, sa démarche, sa ligne de fuite. Celle qui animera joliment tout le récit : « Du moment que ça roule, que ça coule sans jamais s’interrompre. La vie, le flux incessant de la vie. » Elle y reconnaît l’un de ses mauvais garçons, dit-on, peint par Caravage. Ce sera d’ailleurs la peinture qui permettra une approche, une reconnaissance différenciée. L’occasion, un peu ostensible peut-être pour l’auteur de nous promener dans les toiles du peintre. Rabec, le jeune garçon en fuite, se planque dans une cabane de chasseur, se montre réticent au moindre contact. L’effleurement tiendra au visage qui pourrait faire, selon la narratrice, son portrait. Ils ne sont pas entièrement d’accord. Ce sera, je crois, l’un des grands intérêts de ce roman : la description d’une tangence, des corps qui se rapprochent sans jamais se confondre, moins encore (le peuvent-ils) se pénétrer. Une forme de délicatesse dans la façon dont Raymond Penblanc repousse la découverte, le contact qui s’exaspère. L’acte sexuel, s’il nous faut être clairs, ne sera pas consommé. Ou plus exactement le sera dans des noces éponymes, dans une froide nuit, un rêve fantastique. La littérature, je crois sait explorer les manques, donner des images à nos manques, peindre les vertiges qu’ils continuent à susciter.

Le diable m’habitait depuis un certain moment déjà, Rabec s’est contenté de combler cette part de béance que les filles portent en elles. Car si le sexe des filles est creux, ça n’est pas pour que celui des garçons le remplisse, qui ne fait que le creuser davantage, sans jamais être comblés eux-mêmes.


On doute, à l’évidence, de cette béance prétendument féminine, de toutes les impossibles façons dont on prétend la combler. Un effleurement encore, j’en suis certain. Un mystère qui, toujours reste intact et auquel on peut, au mieux, donné, comme sur un tableau, un visage, une interprétation. « C’est à ça que je songe en cet instant, qu’il existe des choses, des lieux, des êtres, et que tous possèdent un cœur secret auquel on n’aura jamais accès. » On ressent pourtant, par transpositions pas seulement picturales, les souffrances et leurs silences. On accède malgré tout à cette réserve qui hante la narratrice, l’absence de ses parents, ce contact aussi avec la mort qui, bien sûr, affleure avec la découverte du désir. Laissons parler Raymond Penblanc qui, bien mieux que moi, dira ce glissement fantastique seul apte, qui sait, à dire l’irréfragable de nos sentiments : « Parfois j’ai l’impression d’avoir été morte, d’avoir vécu ma mort et de ne pas en être complètement revenue, qu’une partie de moi est restée enfermée au cœur de cette zone interdite où je ne peux plus retourner, où je ne peux plus aller la chercher, et de ça personne n’est en mesure de me consoler. » Vous entendrez, j’espère, la belle cadence des phrases de l’auteur, ce que le désir sauvage peut avoir de suicidaire, les limites que l’adolescence sans cesse effleure, veut denier, ressent sans doute aussi comme cette tristesse primale dont on ne réchappe pas. Une autre façon de vivre, avec plus d’acuité, de peur, de fantastique, reste possible. Au-delà de la peinture, Noces de givre en explore quelques pistes. Avouons avoir été peu convaincu par la brève incursion canadienne. Un peu plus par l’onirique froideur de la dernière nuit, les prémisses d’une définitive séparation dont Raymond Penblanc nous fait si bien entendre la déchirure.


Un grand merci au Réalgar pour l’envoi de ce roman.

Noces de givres (195 pages, 21 euros)

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