La capitale Robert Menasse

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Comment se constitue une histoire ? Comment et pourquoi s’assemblent des individus ? À travers une réflexion à la satirique finesse sur l’Europe et ses hilarantes errances bureaucratiques, Robert Menasse répond par une mise en scène, et son impossible instrumentalisation, de la mémoire, ses mensonges individuels et ses arrangements collectifs. La capitale virevolte alors d’un personnage à l’autre, d’une constitution langagière de nos intériorités à la novlangue globalisée et bureaucratique.

Peut-être ne connaissez-vous pas l’univers si singulier de Robert Menasse. En une étrange adéquation avec le sujet du présent roman, je l’ai découvert par hasard, en bibliothèque. Il ne me reste que des souvenirs flottants, enthousiastes néanmoins, de ma lecture de La pitoyable histoire de Leo Singer. Une histoire de survivant, une fois encore. Un récit complexe, renseigné et toujours atteint de cette distanciation qui évite les trop simples jugements moraux. En attendant la parution de ce livre, je vous conseille vivement la lecture de ce roman de 2000. La capitale présente, sans doute, une certaine proximité avec cette précédente mise en histoire de notre histoire commune.

Pêchons d’abord par naïveté tant cela nous permet d’offrir une définition négative de La capitale. Objet difficile à appréhender il faut l’admettre. On pourrait donc croire que ce livre de Menasse constitue une manière d’apologie européenne. Une façon peut-être de donner un peu d’allant à ce rêve, à mon sens, en grande partie démonétisé faute de se réduire à une libéralisation économique. Feindre alors de se demander si l’auteur n’a pas reçu une bourse ou autre subvention pour défendre par la pratique cette idée de Milan Kundera : l’Europe se constitue sous le masque du roman. Continuer à croire, tel un des nombreux personnages de La capitale « qu’un peu d’ironie suffisait amplement pour être un contemporain critique. »  Le roman répond alors à l’ambition d’un portrait renseigné de l’époque, plongée dans l’absurdité de la vie bureaucratique bruxelloise. Une machine infernale amusé dans un portrait qui, longtemps, paraît dépolitisé. Dire le désenchantement, tirer sur les tares du contemporain par des personnages appréhendés de loin, à leur hauteur mais avec une supériorité qui facilement cède le pas au cynisme. Même si on peut d’abord éprouver une certaine difficulté à s’attacher à des personnages pas loin d’être interchangeables dans la distance avec laquelle ils vivent leur propre vie, La capitale ne se réduit fort heureusement pas à une satire d’une institution sclérosée dont Robert Menasse en vient, fort heureusement, à interroger la générosité de l’idée fondatrice.

L’algorithme qui filtre toutes sortes de choses et à également mis en ordre tout ce qui a été annoncé jusqu’ici est bien entendu fou. Mais il est surtout inquiétant : le monde est en confettis, mais l’algorithme nous donne l’impression qu’il s’agit d’une mosaïque.

Robert Menasse avance, saute d’un personnage à l’autre, dans son roman par une interrogation sur sa possibilité même. On peut alors penser ici à En route pour Okhosk d’Eleonor Frey La virtuosité d’un montage cinématographique (les personnages se croisent, on suit alors celui qui apparaît au hasard ou presque) ne suffit pas. La seule question demeure « quelles significations peuvent bien revêtir les liens, les intrications et les interconnexions quand les premiers concernés en ignorent tout ? » Le hasard très malheureux du dénouement est comme passé sous silence, une interprétation possible de ce hasard dans laquelle l’auteur ne s’aventure pas. La capitale nous laisse alors, comme pour la maladie de ce flic privé d’enquête pour porter lecteur dans un semblant de récit d’espionnage tant le complot forme une transcendance, face à des symptômes intéressants mais le tableau n’est pas claire.

Et que l’interlude entre éternité et éternité, c’est le temps – le bruit, le brouhaha des voix mêlées, le trépignement des machines, le mugissement des moteurs, le claquement et le fracas des armes, le glapissement de douleur et les cris de plaisir désespérés, les chorales des masses en rage et heureuses d’être trompées, le grondement du tonnerre et halètement de l’angoisse dans le terrarium microscopique que forme la planète.

Tous les personnages semblent alors saisis dans un vertige, dans la capture de cet instant de doute où subsiste peut-être notre humanité. La capitale erre dans les cimetières dont l’ordre esthétique peut soudain paraître beau. « Pas bon. Beau. » Robert Menasse travaille alors ce lien hasardeux comme un miroir déformant de l’Europe par l’apparition d’un porc aux acceptions plurielles. Un porc passe sur les places de Bruxelles, l’image s’offre aussi absurde que celle de créer un  Jubilé pour les cinquante ans (arrangement historique du choix de la date) de la création de l’Europe. Avec une vraie finesse, dans cette pluralité de voix, Robert Menasse se demande de quoi Auschwitz est-il encore le nom ? Peut-on encore construire sur sa mémoire maintenant que les derniers survivants un à un disparaissent ? Ce lieu de mémoire marchandisé peut-il devenir une nouvelle Jérusalem, le lieu d’une utopie économique commune ?  Portrait sensible d’un ultime survivant dont la mémoire s’effrite et qui est sans doute le seul capable de lister les survivants, lui dont la fin coïncidera avec un attentat terroriste. Un humour très noir surnage dans ce roman léger seulement en apparence, on pourrait le qualifier de viennois seulement en référence à cet esprit poursuivi par Vladimir Vertalib dans Lucia ou l’âme russe.

Quand ils parlaient du futur, ils parlaient d’un prolongement du présent qui serait aussi dénué de frictions que possible mais pas de l’avenir.

Le porc qui apparaît devient alors une critique saignante de la croissance aveugle exigée par Bruxelles, de cet égoïsme qu’aucune main invisible ne vient réguler. Robert Menasse le sait : la mémoire est avant tout une question d’oubli non une communication politique pour redorer son image. Le passé comme miroir déformant de notre avenir. Le portrait de l’Europe pèse de tout son poids quand il interroge la langue – ses difficultés de traductions – commune que pourrait trouver nos ambitions égoïstes ou quand il rappelle la montée de ce nationalisme que Bruxelles semble inapte à endiguer. Incanration parfaite et ironique, en Hongrie, chaque état négocie avec la Chine le prix du porc sans parvenir à aucune politique commune. Il ne reste alors que le souvenir d’un lien, non un avenir Parent pauvre, la Culture ne paraît plus ou pas offrir de solution. Sans doute parce qu’elle se doit de donner chair à une réflexion sur les communs, ne pas céder aux lobbys sur le droit d’auteur et les visages différents de la création pour demain. Le roman doit, à mon sens, continuer à porter l’idéal d’une solution commune. La capitale y participe sans le moindre doute surtout par les vides de la vie si finement saisis, leurs sourdes inquiétudes.



Un grand merci aux éditions Verdier pour l’envoi de ce roman à paraître en janvier 2019

La capitale (trad : Olivier Mannoni, 448 pages, 24 euros)

Un commentaire sur « La capitale Robert Menasse »

  1. « La virtuosité d’un montage cinématographique (les personnages se croisent, on suit alors celui qui apparaît au hasard ou presque »… en ça les premières pages sont un « plan séquence magnifique…. actuellement en lecture (en allemand) ….

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