Le grondement Emmanuel Sabatié

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Dystopie de la peur, projection panique d’où nous mène la peur de l’autre et les craintes, instrumentalisées, d’un attentat islamiste. Dans une langue heurtée, crûment descriptive, parfois répétitive pour rendre les emballements à vide de la pensée, Emmanuel Sabatié plonge le lecteur dans ce quotidien hanté par la panique et peuplé par les anti-dépresseurs. Par sa construction chorale où monte le dénouement tragique, Le grondement emporte le lecteur.

Je lis peu et mal la science-fiction. Une réticence qui tient à un rapport même au langage. Dans un monde strictement différent du nôtre, la langue serait autre, ses métaphores et références n’éclairaient ni images ni échos pour un locuteur n’en partageant pas l’usage quotidien. Mon autre réticence à propos de la science-fiction tient à ce que ce genre de dystopie semble, pour un esprit non averti, susciter des fables pesamment illustratives, une pensée lourdement politique. Disons des contes philosophiques un peu hâtifs. Je remercie alors Emmanuel Sabatié d’avoir attiré mon attention sur son livre qu’il a eu l’amabilité de me faire parvenir. Il n’est jamais trop tard pour corriger ses a priori. Pas sûr qu’avec ce roman je sois totalement réconcilié avec ce genre de littérature dont je ne méconnais pas l’attrait.

Puis personne ne s’habitue vraiment à l’horreur ou à cette foutue réalité…

Szfloren, l’État imaginaire dans lequel se déroule cette coupe Mondiale de football où converge tous les destins des personnages cabossés dont nous rend si bien compte le roman, reste obstinément imaginaire. Une projection un peu creuse à laquelle j’ai eu du mal, d’abord, à croire. Une façon sans doute pour moi de me laisser porter par ma réticence initiale : souvent arrêté par des références un peu trop contemporaines et qui peinent à définir un imaginaire collectif. On pourrait d’abord aussi penser que ce pays imaginaire de l’Est, on le devine assez proche de la Russie, semble strictement français. Cette légère réserve est ce qui permet, je crois, d’approcher le projet d’Emmanuel Sabatié. L’avenir projeté dans Le grondement dresse, au fond, un portrait de la France pavillonnaire.  Il faut alors reconnaître une certaine aptitude de l’auteur à se fondre dans la vie des gens ordinaires. Un miroir fidèle de nos quotidiens bouchés dont Sabatié laisse entendre l’inquiétude, la beauté aussi de ses espoirs dont rien ne viendra effacer l’ordinaire singularité. Ce roman assez ample, sans jamais être long malgré ses 630 pages, parvient à creuser l’ensemble de ces destins individuels qui paraissent exister. On pourrait chipoter sur la vision dépréciative facilement dénonciatrice de l’enfermement de la vie numérique ; on pourrait s’amuser d’une redondance de l’obsession de l’obésité.

et cette peur au bide, constante, comme une angoisse nécessaire et utile au fond pour continuer à avancer, ne pas abandonner, vivre au moins pire, puis faire avec, avec ça, avec cette peur affichée dans le monde entier comme dans les discours sécuritaires, d’en haut, dans les opinions, les têtes et dans les yeux de chacun, peur de tous et même de soi.

Qu’importe le genre, le sujet serait-on même tenter de dire puisque la prose d’Emmanuel Sabatié se caractérise par un râpeux effacement des pronoms personnels, quand l’écriture est au rendez-vous. Le style reste l’attrait majeur du Grondement. Une sorte de monologue emballé, célinien parfois ou peu s’en faut, où le romancier parvient à communiquer la montée, ordinaire et pragmatique donc, de la peur. Avec un certain délice on ne sait pas où elle mène. Les personnages se croisent à peine, la tension monte, insidieuse. Le dénouement très tragique m’a paru un rien excessif mais les descriptions de l’auteur touchent. On pense parfois que l’emploi de l’ellipse et quelques coupures au montage n’auraient pas étés de trop. Pourtant, notamment par l’usage itératif des parenthèses, Emmanuel Sabatié démontre en quoi nos obsessions sont répétitives, accrochées au détail, elles brodent des interprétations dont la panique devient ici claire. On sent dans le flot une certaine hargne mais on aime beaucoup que l’auteur parvienne à s’en moquer par réapparition d’une manière du double du romancier. Rico écrit dans un container, gardien de nuit, un roman en perpétuel réécriture où il prendra sa revanche sur la vie. En dépit de la panique – l’auteur suggère d’ailleurs qu’elle est soigneusement entretenue par la consommation encouragée de psyloth, un anti-dépresseur qui accentue les délires et dont l’euphorie se paye d’une paranoïa si utile dans un régime répressif – Le Grondement focalise sur les instants de basculements : « Ne plus rien maîtriser de soi et s’imaginer au tréfonds d’une simple flaque d’eau » « comme si la réalité était une affaire d’égout, et de puanteur et de saleté. » Avec un certain lyrisme, Emmanuel Sabatié donne toute sa valeur au souvenir d’enfance, temps de l’espoir et du rêve, comme pour Tomàs, ce garçon persécuté, qui rêve encore de ses poursuites avec un chien ou Yuri, footballeur blessé qui se souvient de son enfance et croise un de ses compagnons converti à l’Islam.

un vase en cristal et l’amitié comme les souvenirs en éclat de verre.

Ce thème central de l’Islam et de la crainte des attentats sera d’ailleurs traité à hauteur des personnages. La peur n’élève pas, le racisme comme panique et haine de soi. Grâce à son écriture, très orale et comme à flux tendu, Emmanuel Sabatié parvient fort heureusement à éviter la démonstration. On notera aussi une jolie utilisation des statistiques comme résolution des enquêtes policières surtout par la tragique marge d’erreur ainsi révélée par cette technologie elle aussi malade de nos désirs de domination et de contrôle.



Merci à l’auteur et aux éditions  des Carnets nord pour l’envoi de ce roman

Le grondement (637 pages, 22 euros)

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