Seiobo est descendue sur terre Laszlo Krasznahorkai

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Seiobo est descendue sur terre se présente sous forme d’un roman en dix-sept chapitres, en apparence autant de nouvelles reliées par le motif de la sidération artistique. La prose toujours aussi magnétique, comme hantée par l’inquiétude de la fin que miment ses longues phrases emplies de suspens, de Krasznahorkai entraîne le lecteur dans une continuité d’histoires. À hauteur d’hommes, celle de la charge d’un artisanat sacré, la méditation sur l’art proposé par Seiobo est descendue sur terre captive.

Même si je n’ai pas eu l’occasion d’en parler ici, je tiens, sans grande originalité, László Krasznahorkai pour l’un des plus grands écrivains actuellement en exercice. Retrouver son œuvre est la promesse d’une sorte de sidération de l’incompréhension que ce soit dans les ritournelles ivres du Tango de Satan, dans l’espoir messianique moqué de La mélancolie de la résistance ou dans l’indispensable errement new-yorkais de Guerre et guerre son œuvre à cette cohérence qui peut se permettre toutes les variations. Seiobo est descendue du ciel ouvre à nouveau à une incroyablement plaisante tension de la lecture. Difficile d’en saisir l’essence. Pour tenter de la partager disons-en d’abord ceci : ce roman m’a été prêté, sa lecture vous intime le désir de le posséder sans doute par la certitude de le relire. Remercions au passage les éditions Cambourakis qui continue à publier les œuvres exigeantes de cet écrivain dont l’œuvre en France, commence tout juste à être connue.

Tentons une timide incursion dans Seiobo est descendue sur terre par une anodine remarque syntaxique. Ce roman se révèle d’une érudition folle, souvent moqueuse, toujours ironique dans cet emprunt de références rendues à leur statut de fiction tant la question de l’attribution d’une œuvre d’art est une constante de toutes ces histoires qui courent de la Renaissance au Japon. Afin que le lecteur se confronte de plain-pied à une réalité extérieure une fois de plus mises en scène par Krasznahorkai, l’auteur a choisi de ni traduire ni expliciter les très nombreux termes techniques truffant ces récits. On accommode alors une réalité différencielle. La vérité toujours si bien renseignée de la création artistique est alors rendu par la mise en récit de ses gestes aussi ordinaires que ritualisés. Nous voilà réduits au rang de spectateur, de non-initiés qui assistent à une tension vers le sacré qui toujours échappe. L’occasion pour Krasznahorkai de ne pas réduire l’art à son embourgeoisement : il sera toujours réaliser par des maîtres humbles, des assistants ou des artisans conscients de leur insignifiance ; il sera  toujours contemplé par des paumés et des dingues, les personnages emblématiques de Krasznahorkai. L’érudition devient un masque, une façon peut-être de préserver l’essentiel.

Ne pas savoir quelque chose est un processus complexe, dont l’histoire se déroule dans l’ombre de la vérité.

Le voyage de ce roman sera renseigné mais en aucun instant l’auteur nous fera accroire ainsi percé le mystère. Qu’il parle d’un créateur de masque pour le théâtre no ou d’un peintre de la Renaissance pris en défaut d’inspiration, Krasznahorkai « tout en donnant l’illusion de révéler l’essentiel continuait à masquer l’essentiel. »  Peut-être au-delà d’une révélation sacrée, toujours rendue dans son oscillation avec un prosaïque profane, au seuil de la compréhension, de se « laisser envahir par cette douce, cette langoureuse, cette éternelle mélancolie. » Cette phrase est prononcée par un touriste après sa visite de l’Acropole, sans lunette de soleil en plein zénith solaire. On a les aveuglements qu’on peut. Seiobo est descendue du ciel fait toujours montre de cette ironie grinçante pour cette création artistique qui demeure, semble-t-il pour Krasznahorkai, l’entretien de cette perte du sacré, de la trace des divinités enfuies pour approximativement paraphraser Hölderlin.

et nous l’évoquerons encore demain, tant que nous le pourrons, même si ce n’est que sous la forme d’un pâle écho de l’originel, un écho affaibli et de plus en plus incertain, un malentendu d’année en année, de décennie en décennie, un souvenir disloqué dont l’univers a disparu, et qui ne fait plus exposer le cœur des hommes

Ne nous trompons pas : le grand charme de Krasznahorkai est de ne jamais se laisser aller au commentaire. En ce sens, Seiobo est descendue du ciel paraît une manière de double inversé de Si par une nuit d’hiver un voyageur d’Italo Calvino. Dès que l’on croit trouver une clé ouvrant sur une facile piste d’interprétation, Krasznahorkai la désavoue, en occulte pour le moins l’attribution. Ainsi, la citation précédente est prononcée par un conférencier hallucinée, ridicule et sans publique. Plusieurs des chapitres de ce livre, se constituent d’ailleurs sur un dédoublement de la parole : un récit minimal sert de prétexte pour un retour à une origine toujours mystérieuse. À ce titre la visite de l’Alhambra est parfaitement captivante. On pourrait trop facilement y lire une incarnation de ce que souhaite transmettre Krasznahorkai, avant d’insister sur le prix du droit d’entrée : se placer en tangence d’une œuvre d’art (moins celui du maître hongrois que celui de ceux à qui il rend déférence) serait se sentir « brimé, car tout nous oblige à prendre part à un rêve qui n’est pas le nôtre, et se trouver éveillé dans le rêve d’un autre est un fardeau monstrueux, mais on est également privilégié, car on peut voir quelque chose on n’est pas autorisé à voir, ou pas du tout ». Tous les récits se concentrent sur cet instant de sidération. Il s’en échappe force, beauté et inquiétude. Avons-nous vraiment mieux à espérer.

 

 

8 commentaires sur « Seiobo est descendue sur terre Laszlo Krasznahorkai »

  1. Merci pour cette belle chronique et cette découverte ! Je suis toujours heureuse de découvrir des auteurs qui ne sont ni français ni anglais ni américains, pour changer. En tout cas cet auteur me donne très envie, même si j’ai l’impression qu’il ne s’agit pas d’une lecture « simple », mais qu’elle demande une certaine concentration et compréhension (avec de la noirceur ?) n’est-ce pas ?

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    1. C’est une lecture pas si simple. La phrase de K. est très longue, son univers assez sombre et inquiétant. Mais il me semble que l’on surmonte assez facilement ce style particulier. Reste ensuite la question de la compréhension qui n’est jamais assurée. Une partie de son œuvre est disponible chez Folio, je crois, surtout le très beau La Mélancolie de la résistance.

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      1. D’accord merci pour la précision ! ça ne me dérange pas de pas tout comprendre à ma première lecture il suffit simplement de le savoir en amont afin de ne pas être deçu en ayant l’impression d’être passé à coté du livre. Je vais tester en premier celui que tu me proposes, déjà rien que pour le titre !

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  2. Un ouvrage magnifique. À mon sens, ce devrait être un livre à lire rien que pour la réflexion que l’auteur propose sur l’esthétique. Et puis, il faut souligner la traduction qui arrive à transmettre ce flot continu de mots qui forme les phrases de l’auteur. À l’avenir, je me pencherai sur les autres livres de l’auteur. Merci pour cette belle chronique.

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  3. J’ai lu ce billet en diagonale, ni par paresse ni par indifférence (bien au contraire !) mais parce que j’ai bien l’intention de lire ce titre. Depuis que j’ai découvert cet auteur avec Guerre et guerre, qui m’a bouleversée, j’explore tout doucement son oeuvre en effet exigeante, mais tellement gratifiante..

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  4. Bien d’accord avec vous ! A mon sens, Guerre et Guerre est LE chef-d’œuvre de notre époque. Absolument bouleversant. Bon, après, soyons modestes, on n’a pas tout lu hein…

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