Qui a ramené Doruntine ? Ismail Kadaré

Quelle ombre, quelle rumeur, quelle parole donnée pourrait ramener à la vie ? Dans une reprise maligne, entre mélancolie et ironie, d’un mythe oral, Ismail Kadaré décrit la permanence de cette intrication de la vie et de la mort comme ferment de récit, des craintes et agitations aussi qui font société. Qui a ramené Doruntine ? ou une fantastique interrogation de ce qui est engagé dans la parole, les ruses et dissimulations du récit.

Ce qui d’emblée séduit dans Qui a ramené Doruntine ? est son atmosphère agissant quasi comme une plongée aux sources du fantastique. Une façon de se tenir aux confins de la réalité connue, dans un temps en apparence immobile de n’avoir pas à se situer historiquement. À l’est, au-delà de la Bohême, dans un monde de cavaliers, dans un temps de légende, celui où l’on pouvait se croire couper du monde, celui des guerres et des pestes. Bien sûr, difficile de ne pas reconnaître en partie le nôtre. Mais pas entièrement. La littérature gît dans ce presque, dans cette possibilité sceptique de croire en une histoire, de ne pas plus croire aux explications rationnelles, politiques, à laquelle on veut, ordinairement cantonner sa portée. Ismail Kadaré écrit ici un récit de la suggestion. On peut fort heureusement en tirer toutes les interprétations critiques. Relevons au moins celles-ci. D’abord la société dans la dualité de ses débats. Le roman feint de s’interroger sur la meilleure option sur les mariages (structure première d’une compréhension ethnographique) endogènes ou exogènes. Toujours une menace, une forme de malheur. Doruntine aurait été mariée très loin de chez elle, pour ne pas dire éloignée pour se soustraire au tabou universel. Un soir, dans la brume indécise de l’automne, elle revient, prétend avoir été ramenée par son frère. Hors celui-ci est mort, à la guerre ou de la peste, allez savoir tant allègrement les malheurs se confondent. Stres mystérieux enquêteur (jusqu’au bout sa mélancolie est source de retournements) ne cesse de s’interroger sur qui a pu la ramener. « Qui sait ce qui peut se cacher en chacun de nous ? » ne cesse, quant à lui, de se demander Kadaré. On ne le saura jamais vraiment. Une belle ombre de mystère plane. Avec peut-être parfois une impression, surtout dans la première partie du texte, une impression de répétition. Le mystère a son immobilité, l’enquête ses impasses.

Peu importait, au vrai, si cela s’était passé dans son esprit à elle ou dans celui des autres. En fin de compte, c’était une histoire qui était plus ou moins advenue à n’importe qui, dans n’importe quel pays, à n’importe quelle époque.

Kadaré le souligne avec raison qui n’a pas ses regrets, qui n’espérerait pas que la parole (la sienne ou collective) en fasse des revenants. En cercles concentriques, la mort est intriquée dans la vie. Tout le village veut croire au revenant, veut une explication à ce malheur (tous ses frères morts, elle-même morte comme sa mère à son retour) qui frappe la famille de Doruntine. Kadaré s’amuse à semer son texte d’indices contradictoires. Avec la réserve d’ironie, de doutes surtout, qui caractérise la fantastique, Qui a ramené Doruntine ? se transforme en roman politique. Les églises byzantines et catholiques ne peuvent supporter un autre ressuscité que Christ. Elles s’emparent et instrumentalisent cette rumeur. Kadaré en fait le prétexte à une admirable casuistique romanesque. La peur et les récits pluriels qu’elle inspire comme ferment d’une identité collective. Un certain amusement de l’auteur, je crois, à jouer de cette idée d’une albanité. Mais son ironie, bien au contraire, n’empêche en aucun cas le sérieux de sa proposition. Sans doute par le terme local de bessa, une tradition bien sûr venue de la sphère grecque : l’importance littéralement tragique à la parole donnée. Le frère de Doruntine, Konstantin, reviendrait-il seulement parce qu’il a donné sa parole (peut-être pour des raisons universellement taboues) de venir chercher sa sœur quand elle voudra revenir au pays ? Ce qui survit de nous est, qui sait, hélas, la foi, l’engagement, à ce que l’on dit. Doit-on vraiment le déplorer ? Le romancier en fait d’ailleurs une fantomale éthique. La bande d’ami de Konstantin, comme on s’empare d’une rumeur, comme on fonde une société sur un mort plus ou moins sacrificiel, au bistro, rêve d’une justice sans sanction, basée sur cette bessa. Et pourquoi pas ?


Un grand merci aux éditions Zulma pour l’envoi de ce livre.

Qui a ramené Doruntine ? (trad : Jusuf Vrioni, 173 pages, 8 euros 95)

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