Demi-ciel Joël Casséus

L’autre côté, celui aveugle, celui de l’oppression, celui qui survit, en creusant des fosses, derrière un mur. Notre monde, en pire ? Une post-apocalypse ayant déjà eu lieu derrière le mur du capitalisme, du colonialisme ? L’expérience de l’âpreté de la langue quand elle touche à l’aveuglement, approche le silence de la survie, l’inquiétude d’une menace réelle, mais aussi fantasmée comme signe et sens, prophétie et épreuve. Dans la circulation de la parole, dans la succession du point de vue de chacun des personnages, Joël Casséus retrace les ultimes espoirs d’une communauté, fragile, humaine.

On aime encore être frappé par la possibilité de l’étrangeté radicale de romans, surtout ceux qui, comme Demi-ciel, sont faits de reconnaissances, de similitudes mais surtout de distanciation. On pourrait dire toute l’étrange résonance de ce livre quand, de nouveau, la violence ressurgit, à nos portes. Sans doute n’est-ce, pourtant, pas entièrement l’objet de Demi-Ciel. L’auteur confie avoir pris la parole pour rendre compte de cette nécessaire prise de conscience de l’oppression (ce que les ignorants ont l’outrecuidance d’appelé wokisme), de cette sorte d’aveuglement de notre confort qui oublie ceux que l’on sacrifie et invisibilise en son nom. J’aime l’idée que ce livre soit parti de l’horrible découverte, au Québec, d’un charnier des populations autochtones ; j’aime plus encore l’idée que l’auteur parvienne à gommer tout particularisme, tout discours moralisateur, pour toucher à la simplicité de l’horreur, dans une sorte d’absurdité qui devient universelle quête de sens.

Nous laisser vivre comme des bêtes pour nous dire que nous sommes des bêtes : ils nous détruirons. Ils sont différents avec leurs yeux clairs et leurs vies longues. Ils nous détruirons mais nous sommes encore vivants et c’est que disent nos gestes. C’est ce qui disent tous nos gestes sous le demi-ciel. Écoutez-nous.

Littéralement, donner à entendre la matérialité de l’absence de perspective, ce que sous nos cieux -encore – paisibles il faut bien appeler la violence des riches. Un nécessaire sous-texte politique dont l’évidence advient comme en abstraction, dans l’incarnation de cette belle idée d’un mur qui sépare deux monde, divise partant le ciel. On suit alors la vie, un jour après l’autre, dans cette rituelle absence d’espoir, dans le creusement d’une résignation jamais totale. Façon de « sentir que cette part du monde que tu pensais être à toi t’a lentement asphyxié pendant toutes ces années. » Peut-être faut-il le dire idiotement : la part la plus attirante de ce roman difficile (il sape les fondements de l’espoir, invente sa renaissance en dernière extrémité), tient je crois à la façon dont cette situation au fond parle de ce que nous sommes. « Tout ça n’est peut-être qu’un songe, comme la vie de ceux vivant sous l’autre moitié du ciel. » Joël Casséus se fond admirablement dans une logique cauchemardesque, celle où l’on devine l’effarente horreur de nos vies diurnes.

On reste un moment et on écoute le silence qu’il y a quand le temps a disparu.

Le silence entre nous, les mots que l’on ne trouve pas, ceux dont on ne peut plus croire aux promesses. Cette sorte de solitude sans issu qui fonde et ferme le désir de communauté. Une sorte d’humanité (post-exotique ?) ayant perdu son nom, pas totalement ses individualités se débattant dans l’interprétation, la panique surtout, de ce qu’ils voient et sentent. Platement, on pourrait dire que Demi-ciel procède par un montage très cinématographique qui, au début, entraîne une forme de confusion. Courts chapitres où un personnage sans nom, rien qu’une fonction (le sergent, l’Idiot, l’homme sans main, la voisine, le grand-père, la mère, le père, le fils) décrivent ce que si mal, si douloureusement, ce qu’ils ressentent. On passe ensuite à un autre personnage comme dans une surimpression, une reprise de ce qui a été dit. Un temps partagé comme épreuve de la communauté. La prémonition du pire aussi. La communauté de survivants s’agite autour de cette certitude, de cette culpabilité censé expliquer nos comportements : on va devoir payer pour ça. Une femme enceinte : si c’est une fille, cela attirera la convoitise, réanimera la menace de ceux qui rôdent. Un fils grandit, il va devoir partir à ce travail absurde, creuser des trous pour trouver une richesse introuvable, une issue tellurique aux cieux barrés. En bordure de camps vivote celui à qui on a coupé les mains d’avoir voulu franchir le mur, en marge derrière son incompréhension, ses rires, son amour aussi, subsiste celui que les autres appellent l’Idiot. La peur, le désir de l’appel et tous les rituels inventés tant pour y pallier que pour, qui sait, y répondre. Dans ce monde sans rien, reste l’espoir d’une poupée, les derniers échappatoires suicidaires. Mais, surtout toutes les difficultés à être, le ressentiment, toutes les strates de détails qui font notre mutuelle incompréhension.


Un grand merci au Tripode pour l’envoi de ce roman.

Demi-ciel (170 pages, 17 euros)

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