Rouge Doc > Anne Carson

Étrange récit de cette étrangeté à nous-mêmes qui, entre souvenirs et prophéties, ici se saisit dans les variations, et les entrecroisements, de flux de conscience, Rouge doc > road movie où mythe et folie se confondent pour, entre antiquité et modernité, les instants et leurs anamnèses adviennent pour faire fuiter ce que nous sommes, les guerres et autres tentatives d’autobiographies d’où reviennent les personnages. Anne Carson invente un dispositif et une langue pour dire les aventures, cérébrales et oniriques de G, Sad But Great et Ida.

On aime être débordé par un livre, on aime quand sa forme invite au flottement, à la précaution avant de parler, d’écrire nos incompréhensions. Le rappel de cette évidence : il ne faudrait parler que face à cette évidence de n’y comprendre rien, face à cette évidence de vouloir pourtant en remonter des intuitions, des écarts, des bribes de ce qui nous a touché. La mémoire, un trou noir où mirer nos incompréhensions, ce qui en revient, ne nous appartient pas et néanmoins parle de ce que l’on serait, met aussi en évidence les mythes et leurs actualisations qui insidieusement nous déforme. Peut-être est-ce ceci qu’y est en jeu dans Rouge Doc >. Une parole publique pour dire ce que nous avons été, ce que nous continuons à rêver d’être, les traumatismes de guerre que nous portons, les mirages et autres folies. Ou pour le dire autrement, en empruntant le titre de cette très belle collection de l’Arche : des écrits pour la parole. Prudemment, présentons d’abord la forme de cet étrange livre. Une longue papperole, un codex, une bande de texte à la ponctuation ample, des monologues où les mots épousent les stream of conscieness, leurs interruptions, dialogues muets entre soi et le monde, ce que l’on voulait dire et ce que l’on se souvient avoir dit. Des sensations bien plus que des réflexions. Le rythme et le souffle d’une parole performative : le théâtre.

Le temps passe souvent. Le temps passe et pose ses yeux. Le temps n’a pas d’yeux. Le temps comme persévérance. Le temps comme faim. Le temps comme manière naturelle. (…). Le temps comparé au silence fantastique et sauvage des étoiles.

Reprenons autrement. Proust, bien sûr. Dire nos vies, les rares instants où elles coïncident avec nos souvenirs, les illuminations quand enfin nous sommes tangents à nos sensations. Trop tard, toujours. « Survivre à la fin de son mythe est chose dangereuse. » Parler, c’est revenir. Mémoire des silences entre les individus, des failles et autres traumatismes que parfois ils laissent entendre. D’abord, Geryon qui renonce à son autobiographie, veille sur son troupeau de veau musqué. Survivant d’une autre histoire. Une manière d’attente, l’imminence de l’instant.La péripétie au bout de la langue. Retrouver des fantômes, le regret de nos amours. Des blessures et des Lucky Charms. Anne Carson suggère que tous récit se fait dans le retour d’une forme mythique. Errance et catabase ; road movie et stress post-traumatique. Geryon, devenu G. retrouve Héraklès, devenu Sad but Great. Comme un dialogue, un choeur serait-on presque tenter de dire si nous ne craignions le contre-sens, intervient Ida, celle qui porte son âme au devant d’elle. On aime beaucoup les Noces de Cerveau, une intercession en cut-up. Les seuls voyages sont intérieurs. Anne Carson nous invite alors à une jolie promenade aux confins du cortex. Nos trois personnages échouent, ou aboutissent, dans une manière d’hôpital. Dans ce que j’imagine être une structure antique du récit, Rouge Doc > passe l’épreuve du Devin, du Sphinx. Modernisé et mise en abyme. Le beau personnage, délicieuse actualisation, de 4NO. Le Haut-Mal et une perception en avance de quelques secondes sur ce que le cerveau en enregistre. Le déjà-vu comme forme supérieure, aporétique, de la mémoire ? Et l’aventure de la langue, celle d’une grande inventivité trouvée ici : au plus proche des sensations, des coupures où elles surviennent. Au plus près de la perte qui, bien sûr, est le point-aveugle de tout son récit. Au fond, faire œuvre de critique, c’est peut-être cela : espérer que quelqu’un d’autre, mieux que nous, éclairera la belle complexité de cette œuvre.


Un grand merci aux éditions de l’Arche pour l’envoi de ce livre.

Rouge Doc > (trad : Vanessay Khamphommal, 176 pages, 16 euros 50)

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