Pétrole Pier Palo Pasolini

Cercles capitalistes, progressistes, de l’Enfer, ample réflexion, dont il ne reste que des notes, sur les récits, la façon dont les construire à partir de citations et de pastiches, d’emprunts et de collages ; récit renseigné aussi sur les magouilles mafieuses, étatiques, d’une compagnie pétrolière italienne, récit simultané des mythes et des scissions, des interdits et tabous prétendument levés par une émancipation dont Pasolini ne cesse d’interroger le progrès. Ultime œuvre de Pasolini, Pétrole est un de ses romans inépuisable, résistant toujours à toute interprétation unitaire, où l’auteur développe sa conception de l’art du roman, de la politique, du fascisme comme de l’intellectuel de gauche. Un roman total dont la fragmentation, l’incertitude sur son achèvement, reste l’horizon le moins imparfait.

Un critique devrait être plus souvent admettre être débordé par un livre, totalement incertain de ce qu’il peut en dire, remis en cause dans ce qu’il en a pensé, voire mieux heurté dans ses conceptions esthétiques. C’est cette image que je veux conserver de Pétrole : je ne sais qu’en penser, je ne sais en parler. On commencerait quand même comme ça : par la fascination un peu réticente, réservée que toute l’œuvre de Pasolini continue à exercer sur nous. Entendons-nous, je suis très loin d’être un spécialiste de ce cinéaste découvert durant mes curieuses années estudiantines. Une sorte de référence à laquelle il serait impossible de se soustraire, qu’il me paraît malgré tout compliqué d’aimer dans son entier. Néanmoins, même maintenant, il me revient des images de son Oedipe Roi, de ses Contes de Canterbury, de Théorème, du sadien Salò bien sûr. Pour oser parler, dans un aveu d’ignorance donc, on interrogerait cette revenance comme incarnation de la charge sacrale de la transgression. Chez Pasolini, si nous pouvons nous hasarder à une formule, le désir est mythique, curieux amalgame de peur et de fascination, osons même de puissance visuelle pour suggérer l’ineffable. On s’en souvient, et cela est patent dans Pétrole, comme d’une acharnée volonté de s’installer dans un récit collectif, dans les discours collectifs qui informaient la part taboue, latente, de son époque. Marxisme, psychanalyse, communisme et catholicisme portés à leur point de fusion, dans leurs contradictions qui en révèlent la proximité. Restons prudents, peut-être même réservé. Disons alors au moins ceci : on est frappé à la lecture de Pétrole dont la façon dont l’auteur à vouloir s’inscrire dans le mythe, livré une relecture de L’enfer de Dante, se confond avec le discours de son époque. Au point, admettons-le, de sembler parfois un rien daté. Freudisme et marxisme, linguistique et constat de désillusion d’une révolte qui sombre dans le conformisme : 1974.

Personne n’avait jamais dit — du côté du pouvoir — la vérité : à savoir que les nouvelles valeurs étaient les valeurs du superflu, chose qui rendait superflues, et donc désespérées, les vies.

C’est sans doute dans son aspect, pour le dire vite et mal, polémique que la pensée de Pasolini me touche le plus. Révolutionnaire et conservatrice, une sorte de nostalgie qui éclaire pourtant l’ordre du monde dans l’inquiétude — terreur et pitié comme dirait l’autre — qu’il continue à nous inspirer. Sans doute conviendrait-il d’interroger les mythes qui sous-tendent le progrès, ne jamais lui ôter son côté par nature, par mythique construction, nécessairement destructeur. De cet ample roman, parfois un rien complexe à suivre, retenons ce souriant refus d’une relation a-critique au monde. Nous évoquions, à l’instant, un vocabulaire daté qui pourtant nous interroge : il serait temps d’utiliser à nouveau le terme de bourgeois. Pasolini y verrait, si je ne déforme pas sa pensée, le triomphe d’un prétendu progrès dans l’apparente disparition des classes sociales. Pour lui ce conformisme, cette absence de question, passerait par une sexualité qui se prétendrait sans complexe, sans rire ni mythe, sans terreur ni sacré. Une constante remise en jeu des prétendues émancipations sexuelles à l’ordre du jour dans les contestations cristallisées un certain mois de mai de l’année 68. Et voilà que je ne sais qu’en penser : la sexualité comme incarnation de la lutte des classes, qui sait. Cependant, difficile de ne pas lire un certain embarras dans cette sorte de glorification de celle, toujours peu ou prou vénale, que subissent, ou font subir, les prolétaires. Difficile, désolé, de ne pas y voir un fantasme d’intellectuel. Dans le roman, cela passe bien sûr par des images. Même si Pétrole est constitué de notes, notons que l’auteur parvient à rendre la puissance visuelle de ses scènes. Une indéniable fascination pour la mode des pantalons moulants, les bites qui s’y devinent. Longue scène de cul où le héros, possiblement à ce moment hermaphrodite, se tapent vingt mecs. Une sorte de sidération : mais pourquoi lit-on ceci. Peut-être ne faut-il pas oublier que ce roman est contemporain de Salò, ceux qui l’ont vu sauront.

ce que nous pourrions appeler la hiérophanie du présent qui s’enfonce dans l’avenir. La révélation. Ce que l’on ne veut pas admettre. Ce que surtout l’on ne peut pas admettre, mais que, de toute façon, il ne reste plus qu’à admettre.

Nous pourrions alors partir d’une autre hypothèse pour approcher ce roman si multiple. On pourrait, à la suite de Pasolini, le nommer épochè : une façon de saut, de hiatus épistémologique qui viendrait comme justifier la forme de ce roman. Sans doute en connaissez-vous l’histoire et ses mythes. Ultime roman de Pasolini, après son assassinat, la rumeur court qu’un chapitre en aurait été volé pour ne pas compromettre les politiciens, leurs attendues magouilles mafieuses avec le monde du pétrole, dont Pasolini raconte lui-même l’assassinat. Si vous me suivez toujours, il s’agit d’un de ses jeux méta-littéraire qui sont le sujet, l’essence allais-je me laisser aller à dire, de ce roman. « Tout ce qui dans ce roman est romanesque, l’est en tant qu’évocation du roman. » La littérature, peut-être, ne parle que d’elle-même, colle autrement, agence différemment, les récits fondamentaux dont elle s’inspire. Pasolini, précurseur du post-modernisme ? Sans doute pas de son équivalence des discours. On sent et sait qu’il veut écrire son propre enfer, celui où Virgile et Dante deviennent le Merde et sa compagne. On préfère l’idée, sans doute empruntée à Roland Barthes, de cet effondrement du roman qui ferait que l’on écrit plus de roman que des études, des pétitions de principes sur ce que devrait être un roman. On aime alors sa conception du roman en brochette ou en grouillement. Un roman en apparence inachevé, auquel, qui sait, ne restait que de mineures corrections. Le roman raconte l’histoire de la scission, la schizoïde conscience de soi (« cette conscience qui assure l’unité de l’individu, faisant de l’état schizoïde un état naturel et de l’ambigüité un mode d’être »), de Carlo. L’un est ingénieur, soumis à l’image de la réussite, vecteur du cercle de l’enfer que serait le capitalisme dans son incarnation terminale : le pétrole ; l’autre explore les enfers de la sexualité. Si bien sûr, on se limite à une lecture de ce roman comme une réécriture de Dante. Il dit infiniment d’autres choses dont je ne saurais parler. Un roman à relire, un roman à revenance sans le moindre doute.


Un grand merci à L’imaginaire Gallimard pour l’envoi de ce roman.

Pétrole (trad René Ceccaty, 890 pages, 20 euros)

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