Le grand enfouissement Annette Hug

Spéculation sur une communauté de gardiens de nos déchets nucléaires pour en préserver, par une belle réflexion sur la langue et sur ses devenirs, le danger ; pour se demander aussi comment composer avec cette menace. Dans une belle, un peu extérieure tout de même composition, Le grand enfouissement tisse les mythes, les vita, de chacun des cinq fondateurs tout en ménageant de flottantes zones d’obscurité sur leurs mobiles, sur les motivations — sans doute manipulées — de ce projet. Entre Manille, Hong-Kong et la Suisse, Annette Hug scrute non tant les dangers du nucléaire que les possibles de l’utopie, du langage.

Voici un livre qui jamais ne laisse réduire son étrangeté, sait toujours être où, comme on dit, l’on ne l’attend pas. Le grand enfouissement ne verse jamais dans le roman à thèse. Au risque parfois d’égarer un peu le lecteur, de ne pas satisfaire les automatismes de son désir d’identification aux personnages, voire de simple sympathie avec leur manière d’être. Froideur de notre univers mondialisé ou seulement de cette communauté internationale à la recherche d’une langue pour se dire, pour verbaliser sans doute aussi ses dissensions. Au risque de trop en dire, il semble qu’il faille préciser que cette communauté est sans doute manipulée. Peut-être « qu’il s’agissait d’élaborer un culte à destination du peuple, de pratiques magiques, des mythes, n’importe quelle menace afin de maintenir les idiots éloignés des sites de stockage. Les idiots étant tous les non-initiés au clergé. Soumis pour l’éternité à la bonne grâce des prêtres qui voudront bien garder la tête froide et entretenir correctement leurs appareils. » Le désir, le devoir, de communauté tient-il seulement à une perte de sens, à des égarements qui soudain se rejoignent ? Betty Wang et Petra se retrouvent à Hong-Kong, de leur respective solitude naît le désir d’un monastère. C’est du moins, nous l’avons dit, le mythe qu’il restera. Le grand enfouissement joue de cette recomposition, des ellipses et du sens que l’auteur veut bien leur prêter. On peut, par exemple, interroger le caractère apolitique de ce projet. Dans une lecture un peu trop naïve, il flotterait dans ce livre une acceptation du nucléaire. Une certaine prudence pour le moins. Une question quand même intéressante : même si nous arrêtions maintenant, qu’allons-nous faire des déchets nucléaires ? Il me semble qu’Annette Hug met en jeu nos naïvetés : nous sommes dérangés par ce projet d’enfouissement, de vestales qui, dans un fonctionnement religieux, en préserveraient le mystère, en étudieraient les dangers, se sacrifiaient pour le maintenir dans des zones de relégations.

Au-delà des questions politiques délicieusement irrésolues dans ce livre, on reconnaît facilement dans ce type de mission certains rôles dévoués à la littérature : entretenir une certaine mémoire, tout de recomposition, du passé pour veiller sur l’à venir, inventer sans cesse des effondrements pour se maintenir au bord de l’abîme, annoncer aussi les catastrophes avec lesquelles il va nous falloir composer. Pensons ici au Jardin des Sept Crépuscules et au Testament d’Alceste de Miguel de Palol. Annette Hug pose une question en apparence assez simple : dans quelle langue porter témoignage des dangereux déchets auxquels on pourrait réduire ces communs négatifs qu’à d’autres époques on appelait Histoire. Chaque communauté doit, à partir de l’amalgame de son passé, de ses incompréhensions, s’inventer une langue. Ce sera sans doute celle, d’abord, de la physique théorique, de la connaissance que l’on devrait en avoir pour comprendre la fission de notre monde. Ce serait (même si mon esprit moqueur se marre) aussi une langue physique, une commune et rythmée méditation. Ce sera aussi l’apprentissage de plusieurs langues qui permettront non pas l’amalgame, le globish et son nivellement par le bas, mais, notamment par les idéogrammes, une pensée sur ce que les langues ont en commun, le rapprochement de leurs caractéristiques grammaticales pour comprendre ce que, fondamentalement, elle voudrait mettre en jeu. On aime alors profondément les discrètes allusions à Joyce. On aime aussi comment ce qui fait communauté est sa capacité, menteuse et manipulée donc, de faire prophétie, d’imaginer ce qu’elle peut devenir. Peut-être d’ailleurs est-ce ce qui désarme dans ce roman : sa capacité à nous proposer une utopie. La surabondance, les automatismes de pensées, de productions éditoriales aussi, de dystopies est révélateur de notre moment, de son manque de confiance. Tour à tour, dans une composition musicale autour du chiffre cinq, chacun des membres fondateurs invente un à venir. On enfouit effondrement et évanouissement, on fait comme si on durait, comme si on pouvait prévoir, voir limiter les risques. On reste la proie de Consortium, on se disperse, comme s’il ne restait plus que la possibilité de fragiles communautés clandestines.


Un grand merci aux éditions Zoé pour l’envoi de ce roman.

Le grand enfouissement (trad Camille Lusher, 252 pages, 23 euros)

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