Charrue tordue Itamar Vieira Junior

La langue coupée des sans-terre devient dans ce roman celle de la mémoire et de la lutte, de l’émancipation et des vestiges de magie de ces descendants d’esclaves qui peu à peu prennent conscience de leur radicale aliénation. Deux sœurs découvrent le couteau de leur grand-mère, pour comprendre sa présence, l’une goûte la lame, se tranche la langue. À travers de cette figure du témoin muet, de la sororité de pouvoir sentir comme elle, des éloignements et déchirures qui ne tarderont pas à naître de cette proximité, Itama Vieira Junior parvient à restituer le dénuement de monde en train de disparaître. Charrue tordue parvient à dire les solidarités, les démons aussi, de cette société traditionnelle et de sa conquête d’une langue, coupée ou fantomale, pour transmettre la mémoire de ses luttes et de ses espoirs.

Beaucoup de romans posent la question en termes similaires : dans quelle mesure son récit s’appuie sur des figures entendues, reprend des sentiments et des étapes déjà éprouvés. On a l’impression, aucunement désagréable, de retrouver beaucoup de passages obligés de la fresque familial dans Charrue tordue, d’en redécouvrir la puissance narrative. Peut-être parce que Itamar Vieira Junior situe son récit dans une apparence d’intemporel, une sorte d’écart de cette communauté qui survit dans ce mode de vie ancestral auquel la condamne de bien compris intérêt financier. Histoire alors d’une diaspora intérieure. Après l’abolition de l’esclavage, l’ethnie de la famille de Bibiana et Belonísia, d’origine africaine, se retrouve chassée, contrainte d’accepter de séjourner toujours temporairement sur un terrain qui jamais ne leur appartiendra, dans une maison de boue, jamais en dur, en cultivant en dehors des harassantes heures de travail un potager sur lequel le seigneur prélève ce que bon lui semble. Féodalisme. L’attachement de la résignation aussi, l’habitude et le peu dont sait disposer agissent comme insidieuse domination. Le roman semble nous suggérer que seules les péripéties, les hasards sanglants de la vie conduisent à cette émancipation. C’est d’ailleurs la force de Charrue tordue : jamais son discours n’est théorique, toujours il fait passer ses idées dans des scènes souvent saisissantes. À ce titre la scène d’exposition est tranchante et introduit le motif d’une jalousie entre sœurs qui structurera le récit. Avant d’être libératrice, la parole peut être pure calomnie, envieuse accusation, éloignement de cette compréhension non-verbale qui s’introduit entre la sœur devenue muette et celle par qui, pour ainsi dire, l’accident est arrivé. Peut-être aussi à cause d’une question de modèle. Un peu sans doute pour donner de la profondeur à son récit, pour montrer l’aspect usuel de cette sororale détestation, le romancier évoque l’histoire de Crispina et de Crispiniana, deux sœurs, dont l’une est sujete à des crises de démence, sera soigné par le père, guérisseur et célébrants les Jarê, et qui, par jalousie amoureuse, partagerons le même homme. Les amours de Bibiana et Belonísia seront assez similaires. Sans doute une manière pour Itamar Vieira Junior de montrer les différentes voix de la prise de conscience de l’exploitation. Toujours dans la violence d’un constat personnel assez sanglant.

Même endurcie par tout ce que j’avais vu de cruauté au fil du temps, je ne supporte pas de voir les hommes verser le sang pour en finir avec les songes.

Une sœur partira, l’autre restera. Charrue tordue change alors habilement de point de vue, parvient à raconter autrement son histoire. En prendre conscience sera une autre manière de, qui sait, y échapper. Un peu comme une autre figure attendue bien incarnée, le romancier se livrera au récit de la transmission de la magie comme forme d’une appropriation historique. On apprendra d’où vient le couteau de la grand-mère, la façon dont le père est devenu guérisseur, dont sa femme est devenue attrapeuse d’enfants, comprendre sage-femme. Curieusement, ce sera par les travestissements de la magie qu’une école arrivera à Agua Negra. Avec elle la possibilité d’un progrès entre les générations. La fille muette, elle veut rester là, ne parvient pas à retenir les mots, elle parle comme une charrue tordue. Un peu attendue, elle dessinera une autre forme d’émancipation. Un mari alcoolique dont elle saura se défendre, la possibilité d’une vie indépendante. À partir d’une mort tragique dédoublée, n’en disons pas plus, le roman adopte une troisième point de vue assez malin. La parole devient celle d’un esprit voyageur, habile manière de dire la fatalité de cette révolte quand le domaine change de propriétaire, quand il devient interdit d’enterrer ses morts dans le cimetière. Aucun angélisme, juste des basculements intimes, cette révolte qui survivra à toutes les répressions. « Sur terre, je le dis, ceux qui ne se résignent pas sont toujours les plus forts, et ils vivent à jamais. » Dans son oralité, toujours à hauteur de ses personnages, Charrue tordue sait faire confiance à la force de son récit, au plaisir que le lecteur y trouvera.


Un grand merci aux éditions Zulma

Charrue tordue (trad : Jean-Marie Blas de Roblès, 340 pages, 22 euros 90)

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