Récits de Kolyma Varlam Chalamov

Au-delà de la résignation : au cœur effaré de l’univers concentrationnaire soviétique, son effacement collectif, sa survie individuelle dans l’éprouvante matérialité quotidienne de l’absurde horreur, bureaucratie et persécutions, d’un goulag. Dans une suite de récits, souvent collectifs et parfois avec une inscription distanciée (sous divers noms) de l’auteur, Varlam Chalamov dépeint, loin de tout pathos, Kolyma, une sibérienne mine d’or où il sera relégué, détruit à petit feu et grand froid. Il parvient surtout à donner à entendre cette sorte de participation à une radicale absence d’échappatoire de ce système qui s’installa dans les corps et les consciences. Dans sa tension, sa quasi-objectivité factuelle, Récits de Kolyma frappe et interroge sur la façon dont on survit, on intègre, un commun aveuglement.

À lire Récits de Kolyma, ma première interrogation (pas très utile) fut de savoir de quelle nécessité, aujourd’hui, sa publication pouvait se réclamer. Le monde semble bien rattrapé par d’autres horreurs ; nous n’abandonnons pas l’espoir que la littérature s’acharne à en témoigner, nous ne croyons pourtant évidement pas qu’il faille minorer, oublier, celles d’hier. On comprend, dès la préface de Jean-Jacques Marie pourquoi les éditions Maurice Nadeau ont décidé de publier ce livre. L’hommage continue, faire vivre les fonds de cette maison d’édition revient aussi à rendre hommage à son, indéniable, talent de découvreur, de passeur de grands textes. On comprend d’ailleurs assez vite l’attrait que ce texte a pu avoir pour Nadeau. Elle tient, d’abord, sans égard pour ses indéniables qualités littéraires comme le veut la plate formule usuelle, à une lettre : T, pour trotskyste. On sait, à la lecture des indispensables sommes critiques de Nadeau à quel point il resta attaché au trotskysme, à la critique du totalitarisme soviétique sans jamais renier l’importance de ce vieux rêve qui bouge encore, le communisme. On retrouve cela très souvent dans Récits de Kolyma. Le narrateur qui, dans ces courts récits, presque des nouvelles lapidaires, froides et évocatrices, sera marqué de cette lettre comme une très certaine condamnation à mort. Ce sera d’ailleurs le premier intérêt de ce livre : Varlam Chalamov se fait, sans y toucher, historien des déportations, les grands procès et affaires y passent par allusions (parfois difficiles à comprendre sans les, un peu, elliptiques notes de bas de page). Pas entièrement certain qu’un jeune lecteur, qu’un contemporain, s’intéresse à ces divergences politiques que l’on peut penser (hélas?) datées. Qu’importe.

Il me semble, quand on entre véritablement dans Récits de Kolyma qu’il nous faille catégoriquement prendre ce livre pour ce qu’il est : un récit saisissant, insupportable de l’univers concentrationnaire. On pense ici à cette vieille référence à Primo Levi qui continue à me hanter. Dans Les rescapés et les naufragés, il interroge la possibilité de témoigner des camps de concentration. Pour lui, les seuls à pouvoir le faire auraient été ceux qui avaient renoncé à tout espoir de survie, ceux ayant cédé à la fatalité, ceux que l’argot des camps appelait musulmans. Varlam Chalamov parvient à donner voix à ces naufragés, ceux qui vivent en deçà de tout espoir de libération. L’auteur nous laisse entendre une réalité systémique, le camp comme réalité, presque comme un passage obligé, statistiquement certain. Alors, reste l’humour : être accusé d’être un menteur quand on dit avoir pris quinze ans de camps parce que l’on a rien fait, tout le monde sait que rien, c’est cinq ans. On comprend que le temps s’étire, jusqu’à ne plus vouloir dire, jusqu’à enfermer dans un présent sans mesure. Alors le récit, la part de témoignage est souvent la plus forte, Le premier tchékiste montre admirablement, sans jugement, toujours à hauteur de condamné, les différentes réactions à un emprisonnement arbitraire : il faut survivre, se débrouiller. Varlam Chalamov tout à l’urgence de témoigner, toute à cette parole de groupe que ne cesse de faire résonner son livre, jamais ne commente ce qu’il a à dire, n’insiste sur la nécessité de témoigner. Citons quand même l’admirable récit, « épitaphe » où dans une brève inscription, il se souvient de tous ceux qui sont morts, ont apporté un peu d’aide, transitoire lumière. La prose touche alors à une vraie, et très inquiétante, nudité. Seulement les conditions de survie, comment on s’arrange, le total hasard d’être en vie un jour de plus, l’affectation aux différentes tâches dont la pénibilité varie, les accusations infondées, le responsable qu’il faut bien trouver. Récits de la Kolyma parvient à décrire, des bains jusqu’aux évasions, tous les aspects des camps, variations dans l’insoutenable, mais aussi comment, même là-bas, se recrée une hiérarchie sociale, magouilles et agencements pour être du bon côté de la barrière. C’est un des points intéressants de ces récits, de leur pluralité, leur reprise sous un éclairage différent, sans doute cela a-t-il été déjà étudié, mais on a aimé comment l’auteur entremêle les récits de sa survie, en donne différentes causes et insiste alors sur le fait qu’il ne s’agit pas seulement de parler de lui. Il faut gommer ce T de trotskyste dans son dossier, sinon il ne pourra jamais repartir, l’auteur nous décrit différents procédés pour y parvenir, il nous décrit aussi comment il devient apprenti-infirmier pour survivre. Nous ne sommes pas certain d’avoir retranscrit cette ambiance, ce désespoir fantomal, cette froideur en tension, cette panique qui se refuse à la simple dénonciation, cette singulière et commune (sans rire, nous allions écrire communiste) appréhension de la voix si singulière de Chalamov. Disons : effarent et passionnant témoignage de la vie soviétique.


Un grand merci aux éditions Maurice Nadeau pour l’envoi de livre.

Récits de Kolyma (trad : Katia Kerel & Jean-Jacques Marie, 342 pages, 12 euros 90)

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