Quitter Hurlevent Laurence Werner David

Poursuite de cette étrangeté de l’absence, d’une trouble fascination pour la famille Brontë, pour leur enfance comme enfermement dans leur récit d’un Grand Jeu, par une psychiatre dont on entend, en creux, les hantises. Dans une prose pleine de mystère, comme en attente derrière l’insuffisante simplicité de ce qu’elle raconte, dans son trouble et sa tension, Laurence Werner David nous plonge dans le perpétuel transfert de la fascination, face à cette contondante intensité du vécu à laquelle nous ne serions nous soustraire. Quitter Hurlevent est un récit hanté, plein de projections, de désir comme pour mieux en explorer, toujours avec cette douceur de l’absence de jugement, les failles et obscurités.

On entre dans Quitter Hurlevent, par une manière de prologue qui habilement, joliment, disons même avec une impression de poésie tout de retenu, joue le flottement, l’irrésolution du drame. On entend le désir d’une complicité avec un être, le dévoilement de son visage de nuit. Soudain, la prose de Laurence Werner David suggère autre chose, dépasse le quotidien : « Ce que chacun de nous vivions en secret au quotidien, il ne le vivait pas seul. Une présence que nous étions les seuls à sentir, lui et moi, nous accompagnait tout le temps. » En quête de cette « présence absolue » tous les personnages sont hantés par l’absence. L’autrice parvient, je crois, à en cerner les motifs, les présences et défaillances. Pour ne pas trop en dire, éclairer trop clairement les béances les fait fuir, Laurence Werner David opte pour une belle délicatesse stylistique, des ellipses avant de verser dans l’explication ou, pire, la justification. L’absence dans Quitter Hurlevent c’est aussi l’irréalité des jours, la tenace certitude que ceux des autres sont vraie plénitude, déchirante lucidité. Peut-être. Sans doute simplement comme un désir, une extériorité pleine de projections, de celles qui restituent la grandeur et l’acuité, l’illusion aussi, dont nos vies ne peuvent se départir. Le flottement du prologue tient, avant le mystère de ce qui s’est passé cet après-midi du 4 juillet 2016, à un jeu sur les prénoms qui laisse penser à un dédoublement imparfait, disons une volonté de lire Quitter Hurlevent comme le récit fantastique qu’il n’est que pour partie. Louise et Lucie, dans une longère en Bretagne, avec une petite-fille : au tout début, on peine un rien à savoir qui est qui, qui est la mère et qui est la tante. Prémonition, presque, de ce secret de famille, de cette usurpation des rôles et de cette paternité par substitution qui sera le moteur du drame de ce roman. Rien n’est aussi simple, pourtant. Laurence Werner David dit aussi, on l’a dit, très bien le quotidien, précisément dans son enfermement, dans cette proximité presque inquiétante que Lucie entretient avec sa sœur plus jeune. Psychiatre, Lucie se prétend le secours de Louise, de ses difficultés à entrer dans sa carrière de prof d’anglais au lycée, sa hantise des disparitions, de ses nuits musicales et leurs désirs. Écouter ou lire serait s’approprier, s’identifier. Jalouser sans doute aussi. L’absence tient, ici, à une forme de distanciation, de compréhension qui, qui sait, un peu trop s’implique. Là encore, par précision des mots, par leur capacité à restituer les sensations et vibrations de la musique : enthousiasme vécu comme par procuration. On entend, sans pathos, dans sa banalité également, les traductions les plus évidentes de cette absence qui hante Lucie : une garde alternée, Pia sa fille souvent n’est pas là et ainsi souligne un manque plus profond, plus complexe. Oserait-on avancer que c’est une question de contact, de prise directe comme on dit, ce qu’il faut de souvenirs et de revenances, de hantises et de perte, pour que nous semblions, sporadiquement, habiter notre propre vie. On creuse autrement les autres élisions dont la prose de Quitter Hurlevent s’anime. Là encore, une certaine distanciation au discours psychiatrique, peut-être précisément par le souvenir, à cause probablement de cette absence, d’une implication trop grande.

Dans un concert, Louise et Lucie recroisent Hector. Il s’agit d’un des premiers patient de Lucie, d’un des premiers avec lesquels s’est établi ce que l’on pourrait, par platitude, nommer un contact privilégié. Jamais, fort heureusement, Laurence Werner David sombre dans le pesant cliché de la maladie mentale comme supérieure lucidité. Nous voulons y voir seulement un miroir. Les blessures d’Hector entre en adéquation avec celle de Lucie sans avoir à témoigner d’une exacte lucidité. Peut-être ne pouvons-nous pas espérer contact plus intense. L’autrice, dans sa prose sans grandes envolées, précise, parvient aussi à suggérer que Lucie qui sait se trompe, raconte ce qu’elle a bien voulu, ou pu voir. Manière, pour elle, de ne pas céder à un autre discours attendu : Quitter Hurlevent jamais ne sera une réécriture des Hauts de Hurlevent, plutôt l’exploration de l’incapacité d’en faire revivre les obsessions, sans doute surtout la projection, autre miroir, de cette profonde opacité que nous demeure l’esprit humain, l’allure de normalité que peuvent avoir ses pathologies. Ce sera d’ailleurs le miracle du style de Laurence Werner David : nous faire entendre une écoute sans jugement, les dérèglements cérébraux dont souffre Graeme Wolpe et ceux qu’il transmettra à son fils Hector. Tout restera, relativement, opaque, enfermé dans un silence hostile. Graeme veut reproduire, un peu, sans doute sans trop savoir pourquoi lui-même, la vie de la famille Brontë, la très grande imagination et leur invention de personnages, ce Grand Jeu auquel tous ils se livrèrent. Là aussi, nous retrouvons le flottement. Hurlevent est devenu musée, les Brontë une sorte de mythe, osons même une sorte de figuration extérieure. On écoute le désir éperdu de l’habiter, de le faire revivre. Le roman laisse entendre aussi la solitude d’un homme, sa pauvreté, son travail de nuit qui le force, si on peut dire, à laisser seuls ses enfants. Ce motif, peut-être, est poursuivi pour sa traversée de l’absence. Après un accident, des amours avec Louise, Hector s’enfuit. Lucie décide de le retrouver, s’envole vers York, révèle le vide et l’irréalité de sa vie. Étrange voyage, plongée dans l’opacité, l’absence de réponse : la déchirante complexité du vivant. Une sorte de contact, là encore peut-être par déséquilibrée reconnaissance de souffrance réciproques, s’établit alors avec Anne, la nouvelle femme de Graeme. C’est un des charmes du roman que de nous rappeler que l’intensité est écoute, incompréhension sans doute aussi. N’en disons guère plus, le lecteur écoutera à son tour la tension et le mystère de chacune des phrases de Quitter Hurlevent.


Un grand merci à Quidam éditeur pour l’envoi de ce roman.

Quitter Hurlevent (305 pages, 21 euros)

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