Les fous sont des joueurs de flûtes Emma Marsantes

L’emprise, ses émancipations ; le désir, ses violences : un indicible effacement de soi saisi dans une écriture soufflée et virevoltante, aux plus près des infimes basculements de l’intime, de ses failles et culpabilités, de souffrances sans exemplarité. Dans un style vraiment rare, précision et pudeur, Emma Marsantes entraîne le lecteur dans cette sidération, — la force de la passion, cette impression de reconnaissance qui joue sur les faiblesses — amoureuse avant qu’elle ne sombre dans la manipulation et la violence. Au-delà d’une nécessaire prise de parole contemporaine, Les fous sont des joueurs de flûte est un très bon roman sur l’abandon, pas uniquement sur l’invisibilisation féminine, mais sur cette déprise, sa douloureuse exigence d’exister dans autrui.

Il est assez rare, somme toute, qu’un livre nous captive, dès les premières pages, par son style. Certes, on peut faire confiance aux éditions Verdier pour cette exigence stylistique. Le style d’Emma Marsantes, si nous parvenons à le cerner, tiendrait de l’énumération et de la parataxe. Les phrases de l’autrice procèdent par accumulation et décalage, effacement des liens logiques, précipitations, essoufflement, métaphoriques précisions, des évanescences comme le souvenir. On pourrait penser au système des trois adjectifs mis en place par Proust. Emma Marsantes le fait pour chambouler la syntaxe, dire cette ordinaire déraison de nos monologues intérieures, des justifications à ce que nous faisons. « Et repue, pétrifiée, l’absence à mes devoirs. » Des conséquences et des fatalités, des suggestions : absence d’échappatoire. Bien sûr, cela ne tourne pas au système, au tic de langage. Souple emploi de phrases nominales pour montrer la suite des instants, leur fugacité et la très grande incompréhension qu’ils font naître, la lucidité d’éclairer, dans la conscience de se tromper encore, nos aveuglements. On reste persuader, on vous en parle dans L’épreuve de l’individu, que le style est évitement, tient peut-être par ce qu’il tait. Les explications psychologiques, leurs fonctionnelles réductions, résument fort mal ce que l’on vit, instruisent souvent une forme de culpabilité, de victimisation. C’est d’ailleurs sans doute ce que parvient admirablement à nous faire comprendre Les fous sont des joueurs de flûtes : dans les violences, psychologiques ou physiques, il est toujours indécent d’interroger la participation de la victime. Cette apparente passivité, cette résignation, a des raisons, des précédents et des déterminismes sociaux. Sans la moindre insistance, toujours dans le concret, l’autrice déroule un parcours de vie, les échos qui ne justifient pas grand-chose, mais semblent signes avant-coureur. Ce serait la maladie du père, donnons en cette citation pour en finir sur l’approche stylistique :

Tu t’es avancé sans vraie peur, la maladie, ses amputations, sa castration, ses puanteurs d’amas de cellules, une marche de plus en plus lente, essoufflée, solennelle, madone et maquerelle, cape d’hermine, tiare du cancer, tu lui tournais le dos.

L’attachement et sa peur, la domination est ses fantômes dans le placard. Nous ne parlerons pas de ce fraternel inceste, ce maternel suicide qui peut-être sont racontés dans Une mère éphémère le précédent roman d’Emma Marsantes. L’ombre du père, toujours. Sa présence, le mari qu’il choisit pour sa fille. Mariage de convention, un paravent, la radicale absence du désir. Les choses que l’on doit faire, parce que, dans un certain milieu, c’est ainsi. Parfois, pour mieux ne pas entendre les retours de bâton subit en ce moment, je voudrais tant croire que la possibilité de devenir ce que l’on est, de secouer nos déterminismes, de croire nous échapper, est une émancipation entendue. Rien n’est aussi évident, on le sait. Emma Marsantes saisit cette tenace impression de passer à côté de sa vie. Reste la formule, de ce désir d’échappement, la mer soudain : «  je suis l’étrangère magistrale de cette perfection hostile. Que ferais-je au monde, avec ma trame de chair opaque, face à la lumière, la transparence des eaux ? » La Baule, un vieux beau. Trop facile de prétendre à une méfiance instinctive. Je pense que le plus passionnant dans Les fous sont des joueurs de flûtes, signe indéniable de notre moment historique, l’ère me too comme on dit, est qu’il invite à repenser le désir. L’exaltation des sens, le basculement du désir, oui ; les fulgurations et dominations de la passion, sa tacite acceptation de la violence, non. Toujours à réinventer, sans doute. Emma Marsantes continue alors de décrire le sentiment de solitude, son désir éperdu de contact, l’enchantement d’une rencontre dont il ne s’agit pas de renier les mirages et enchantements. Une sorte de légèreté hors du monde, une attention de tous les instants, l’exigence exclusive de l’intensité. « j’aime votre intimité, j’aime votre habilité, j’aime votre attention d’amoureux, j’aime en vous des alphas et des omégas, j’aime ma nuit de femme illuminée, notes claires, incantation, chant d’aimée. » De belles notations sur le discret, bourgeois, qui veille à ce qu’il ne se devine pas, alcoolisme bourgeois. Les mécanismes de l’emprise sont là, la narratrice elle tente de préserver la beauté, s’attache à sa passion, l’illusion d’une vie nouvelle : enfin s’appartenir dans une totale dépossession. Ne rien renier. Reste, malgré tout, la beauté. Bien sûr, l’homme dont il ne reste qu’un vouvoiement, étend son emprise, l’élégance à un coût, la narratrice le prend en charge. Tout ne tardera pas, mécanisme usuel, à être de sa faute, à son incapacité à profiter, puis à agacer. Un long détachement qui passe, nous voulons le croire, par une façon de mettre en mots une histoire, en faire entendre enchantements et désenchantements. Un très beau livre.


Merci aux éditions Verdier pour l’envoi de ce livre.

Les fous sont des joueurs de flûte (190 , 19 euros 50)

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