La nuit tu es noire, le jour tu es blanche Anne Terrier

Poursuite de l’exploration de l’héritage coloniale qui, cette fois, passe par une saga familiale, entre reconstitution d’un témoignage oral et enquête, dont Anne Terrier se sert habilement pour dire les interdits, les ségrégations raciales, l’enfermement, d’une éducation stricte, pleine de tabous, meurtrière et préservant jusqu’à la folie cette toujours incertaine et dangereuse blancheur. La nuit tu es noire, le jour tu es blanche se révèle un très joli récit d’une enfance créole, à Marie-Galante, comme pour parvenir, encore, à creuser les déterminismes sociaux, les douleurs que l’on hérite et celles que l’on reproduit, comme pour surtout interroger, en creux, l’identité de l’autrice.

Nous avions bien aimé la manière dont Anne Terrier évoquait dans La malédiction de l’Indien, les mémoires d’une catastrophe, l’éruption de la Montagne Pelée et des conséquences, les silences de l’Histoire et des origines ainsi révélés. L’autrice nous revient avec une nouvelle pratique particulière du roman : pour le dire hâtivement, sa part d’invention tient aux failles de l’enquête, sert non tant à palier les incertitudes qu’à en pointer l’impact décisif, à en montrer l’envahissant des non-dits qui forme la famille, sa transmission du moins. Comme le titre l’indique avec une très grande clarté, La nuit tu es noire, le jour tu es blanche interroge la manière assez compliquée de se construire dans le métissage, dans l’identité Caraïbe si large et si hantée par une ségrégation dont Anne Terrier donne une image redoutable. On le comprend facilement, la créolité c’est surtout ce métissage, ce serait sans doute accepter d’en dire les bienfaits, en révéler la permanence, en rappeler que nous ne saurions autrement nous construire. Il n’est pas inutile comme le fait l’autrice dans les dernières pages de rappeler notre existence forcément plurielle et d’insister sur ce qui devrait être évidence : « Le rejet de l’Autre – a fortiori lorsque cet autre se terre à l’intérieur de soi – ne permet pas de mener une existence sereine dans quelque pays ou région que ce soit. » Alors, l’enfance et ses silences, ses mystères et exils. Pour donner à entendre ce mélange d’identité, Anne Terrier décide, à moins qu’il ne s’impose à elle, de recueillir le témoignage de Paula, une béké, une riche héritière de Blancs créoles distillateurs. Un des grands charmes de La nuit tu est noire, le jour tu es blanche sera alors sa capacité à intégrer l’oralité de ce témoignage, à incarner sa faillible vérité. L’enfance a son territoire. Paula évolue dans celui de l’incertitude, celui d’une soudaine et incompréhensible séparation parentale. L’ombre d’une éducation très bourgeoise, très enfermée, surtout ne point se mélanger. Le séparatisme des riches ne date pas d’hier. Anne Terrier pourtant jamais ne s’enfonce dans le jugement : des faits, l’agencement sans doute d’un témoignage. L’important de cette enfance tient de la jalousie entre sœur, des préférences qui sont marquées. Une certaine dureté aussi chez Paula : ni tendresse ni soin. J’ai mené, dira-t-elle, une vie d’acceptation et de renoncement. Le sentiment seulement d’être caché, exilé presque déjà. Anne Terrier parvient, comme elle fait progresser son intrigue, à creuser les silences, à en reconstituer les fondements toujours individuels et collectifs. Nous laisserons au lecteur le plaisir, si on peut dire, de découvrir ce meurtre que la société, parce qu’il est commis par des enfants de notables, jauge sans grande importance : tuer un opposant politique, en période électorale, visiblement n’était pas un grand crime. Il convenait juste ensuite de se faire oublier. Apprendre à ne rien dire, ne pas trop interroger.

Un regard indéchiffrable, une tête détournée, une phrase laissée en suspens ont suffi à la dissuader de le faire, comme pour tous les enfants qui sentent qu’on leur cache quelque chose. L’implicite est un piège bien plus redoutable que l’interdiction. Au fil du temps, les hypothèses échafaudées en silence – le manque d’argent, l’imminence d’une nouvelle éruption volcanique, une maladie contagieuse – se sont évaporées. Mais l’angoisse, elle, est toujours là, n’attendant que les moments propices pour surgir aux tréfonds de son être.

La prose d’Anne Terrier, à nouveau, est marquée par l’ombre de l’inscription collective, l’incertitude dans laquelle tout un chacun est touché par les événements historiques, les comprends plus ou moins. Nous sommes pourtant les ombres que dessine le contexte. On comprend soudain les interdits qui relient l’autrice et son personnage : le même silence sur les origines. La grand-mère de Paula est, elle aussi, une Indienne qui est parvenue à s’échapper de son horrible esclavage. Son grand-père entretient une relation que l’on disait coupable avec elle, pour se soustraire à la guerre, devenir soutient de famille, il finit par accepter de reconnaître ses enfants. Plongée alors sans commentaire dans l’immense connerie du colonialisme, son jeu sur les apparences : sa mésalliance, comme le révèle l’horreur de la sémantique n’étant pas encore trop visible, le grand-père craint que ses enfants, en se reproduisant, face remonter ce métissage. Il leur impose de ne jamais se marier. Le colonialisme c’est aussi la toute puissance masculine, la croyance que l’on peut tout coloniser, dominer. Sa fille, bien sûr, lui désobéira, se mariera avec un pauvre soldat breton dont le roman nous restitue avec tendresse l’ascension. L’enfance de Paule sera pour cela cachée, se développera à l’ombre malheureuse du secret. La nuit tu es noire, le jour tu es blanche reste alors dans le récit de vie, le peu de jugement de valeur qu’il faudrait en tirer. Paula voudra s’extraire de son milieu, deviendra infirmière et en reproduira les mécanismes. Fort heureusement, Anne Terrier n’accentue pas le rapprochement, mais Paula se retrouvera au Maroc, avec un nouveau colonisateur, un dangereux couillon qui se croit mâle dominateur. Le récit d’une vie douloureuse qui laisse, quand même, quelques questions : par ce récit d’une femme qui souffre, l’autrice ne pointe-t-elle pas une forme de dangereuse égalité des souffrances entre colons et colonisés ? Je ne crois pas, Anne Terrier s’intéresse surtout aux mécaniques, aux récits et à la façon dont on regarde, transmet ou tait notre propre expérience.


Merci aux éditions Gallimard pour l’envoi de ce roman.

La nuit tu es noire, le jour tu es blanche (230 pages, 22 euros)

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