Karoo Steve Tesich

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Karoo est un grand roman américain. À travers l’histoire singulière d’un homme chargé de simplifier des scénarios de films, Steve Tesich nous livre le portrait d’un homme en quête de sa propre subjectivité. À travers un récit burlesque, une belle réflexion sur le néant de nos stratégies narratives.

Une très bonne idée pour donner à voir toutes les illusions du héros éponyme : le roman s’ouvre sur l’impression de Saul Karoo de ne plus parvenir à atteindre l’ivresse malgré son accoutumance à l’alcool. Tesich a la finesse de laisser croire au lecteur que cette « maladie » (comme Saul, héros et narrateur) nomme cette nouvelle incapacité à affronter l’intimité. Une stratégie défensive dont la tristesse touche peu à peu le lecteur tant le personnage principal de ce roman, inscrit dans la meilleure tradition américaine, se croit d’une parfaite lucidité, l’est souvent et montre alors les failles insurmontables dont est faite notre spécieuse image de nous-mêmes.

L’autre très bonne idée du roman, qui paraît d’ailleurs découlée de cette incapacité à l’ivresse afin de rendre compte de l’arbitraire de ces constructions mentales prises pour notre personnalité, est de montrer un personnage qui ne sait pas être seul. La littérature mondiale déborde de personnages solitaires, génies autistes ou créateurs égocentrés. Tesich nous montre un personnage pitoyable, jamais cependant rattrapé par un cynique observation, qui existe exclusivement sous l’œil d’autrui. À mon sens, le roman présente un certain intérêt seulement quand, à travers un récit tenu, il interroge la constitution de ses personnages.

Le grand danger est de transformer ce regard critique sur ces tigres de papiers en un fastidieux passage obligé. Saul est médecin pour scénario en perdition, écrivaillon trop apte à voir ce qui ne fonctionne pas dans le récit d’autrui pour parvenir à en construire lui-même. Il l’expose ainsi : à force de dégraisser des scénarios, d’effacer des personnages secondaires, de couper des scènes sans lien direct avec l’intrigue, sa propre vie est engraissée, surchargée d’histoires absurdes, hantée par l’absence de sens.

Si je crois cette « mise en abyme » importante au sein du roman, je reste persuadé qu’elle ne saurait en être le seul argument. La quatrième de couverture des toujours excellentes éditions Monsieur Toussaint Louverture, évoque à propos de Tesich l’ombre de Saul Below. De fait, Karoo touche à cette démesure picaresque du discours sur soi tel que le pratiquait Bellow dans, par exemple, Le don de Humboldt.

Pour ne pas sombrer dans une proposition théorique, le roman prend de multiples chemins de traverse. Saul est décrit comme l’homme sans assurance. Une part importante du roman sert alors à affronter, en lui offrant une représentation la crainte de la disparition. Par un hasard aussi invraisemblable que son impossible ivresse, Saul part à la recherche de la mère biologique de son fils adoptif. Bien sûr, celle-ci est une apprentie actrice, condamnée à incarner des personnages adventices coupés au montage par les bons soins de Saul.

Et, comme Bellow, une certaine exactitude dans le relevé des pensées intimes et narcissiques du personnage :

Manquant de détails, ou plutôt libéré du fardeau des détails, je m’autorisai à penser d’elle ce qui me passait par la tête, ce qui veut dire, je suppose, qu’en fait, je pensais plutôt à moi.

 La tranche de ce roman l’indique clairement. Pour l’auteur, sous le masque menteur de son personnage, seuls les mensonges sont aptes à nous révéler ce que nous sommes. Le mensonge sert alors de moyen de révélation à Saul : il les entasse, la tragédie se met en place. L’ironie du sort atteint alors une forme de cette vérité dans laquelle, assez naïvement mais toujours comme un rôle tenu par un public qui ne saurait être absent, croit désespérément le protagoniste. Comme à autant de promesses de changements, comme à toutes celles que ne cesse de prononcer un alcoolique.

Bien sûr, Saul tombe amoureux de Leila Millar, la mère biologique de son fils, et entreprend de remonter le seul film dans lequel elle n’a pas été coupé au montage. Au moment où il parvient à en faire une star, par ironie envers les sentiments trop véridiques qu’elle joue mal, le drame prévisible se noue. Inutile d’en révéler ici la teneur mais soulignons que ce drame devient un de ces récits dans lequel Saul aurait l’impression de se sentir exister. Au point bien sûr qu’il ne tarde pas à s’en sentir exclu. Il sera chargé d’en réécrire le scénario, d’en inventer les passages obligés. Tesich met alors en scène une sorte de dénonciation de ce Néant de l’usine à rêves hollywoodienne. Sa façon de s’emparer de nos histoires, de les simplifier à l’extrême jusqu’à en faire des répétitions sans saveurs ni signification. On pense alors, en plus démonstratif, au Bret Easton Ellis de Moins que zéro.

Ce dispositif ironique n’est, dans le roman, pas aussi pesant qu’il y paraît dans mon énoncé. Tesich parvient toujours à réfléchir à travers des scènes, toujours dans des descriptions précises et cohérentes. Le roman échappe à nos vies rêvées, pas davantage que le romancier dAdieu mon livre ! Karoo parvient à confronter son devenir à ce qu’il ne cesse d’en écrire mentalement.

Le deuil et son sentiment de culpabilité ne sont pas pour l’auteur un moyen de parvenir à la vérité. Peut-être nous décrit-il ainsi l’authenticité du procédé dans la part de comédie qui y rentre. Karoo s’y sent comme chez lui. Il prend plaisir aux appels de condoléances comme autant de confirmation de son personnage. Alors, bien sûr, son identité lui apparaît comme un manque : il finit par feindre d’en recevoir dans des téléphones publiques. Sentimentalité d’ivrogne qui laisse court à son émotion qui laisse entendre le néant de nos existences.

La conclusion m’a néanmoins désappointé. Au fin fond de l’abjection, de ce lent processus d’acceptation de ce que nos existences dénuées d’épiques, Karoo finit par écrire, ou seulement imaginé, son seul scénario original. Cette réécriture d’un Ulysse interstellaire ne me convainc pas ; l’Odyssée de son personnage me semblait fonctionner sans cette référence.

5 commentaires sur « Karoo Steve Tesich »

    1. La fin m’a un peu déçu. Mais la deuxième partie m’a semblé avoir de très belle scène. Celle de l’accident et la façon dont l’auteur joue avec la révélation attendue et depuis longtemps comprise m’a emballé.

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  1. Aha, je ne m’attendais pas à lire un jour la chronique d’un livre que j’avais aperçu en librairie un jour, mon regard ayant été naturellement accroché par la couverture. Dommage que la fin ne soit pas satisfaisante à tes yeux.

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