Seules les larmes seront comptées Hector Bianciotti

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Seules les larmes seront comptées est un roman au charme désuet, Hector Bianciotti y véhicule une mémoire d’un autre temps, toujours un rien trop élégante pour ne pas paraître désincarnée. Un livre intelligent, d’une écriture magnifique et mélancolique malgré une construction un rien désordonnée.

Hector Bianciotti fut académicien. Seules les larmes seront comptées me semble parfaitement illustrer cette reconnaissance mondaine. La conception littéraire affleurant, avec un indéniable savoir faire, me paraît digne de cette institution cacochyme. Une élégance en toute circonstance au sein d’un milieu loin de toutes préoccupations financières. Ici un couturier occupe le devant de la scène. Souvent les romans de Javier Marias n’échappent pas à ce défaut : l’évidence d’une position dans le monde, d’évoluer dans naturellement dans un univers feutré, de bon tons bien sûr. Cette tendance bourgeoise de la littérature mettant en scène des sentiments distingués, ici toujours très finement analysés, me paraît plutôt gênante par la volonté de Bianciotti d’en offrir un miroir négatif par une vision sur les « pauvres » un masseur aveugle et argentin et son frère. Pourtant, tous deux sont porteurs d’une conception du monde qui me reste éminemment sympathique.

Seules les larmes seront comptées met en place un dispositif narratif assez lâche, au présent toujours comme le sont – paraît-il – nos fantômes, où le narrateur s’égare dans sa mémoire des jours passés. Son détachement parvient hélas peu souvent à nous les rendre vraiment aimables. Sa mélancolie cache un soupçon de cynisme chez ce narrateur parfaitement ambivalent, effacé jusqu’à une fausse transparence.

On s’est rattrapé soi-même, surgi à l’improviste de son propre passé, soudain et cauteleux

Le roman commence ainsi par ce motif obsédant. Un peu plus loin, Bianciotti l’énonce à nouveau avec une métaphore à l’oiseau plutôt finement interprétée. Tel un oiseau dans sa «  lutte incessante contre la pesanteur du néant », en nous surnage

la nostalgie d’autres mémoires et la crainte de nous perdre de vue, et des rotations de désirs, de chute, de vides, de rappels qui nous font comprendre que cette brave petite personne que nous sommes est instable, qu’elle doit être sans cesse produite, animée, soutenue

Cette phrase, inachevée, donne une idée des méandres du style de Bianciotti. Dans tout ce roman, les souvenirs créent un ballet subtil et dont Bianciotti souligne toujours la volupté à s’abandonner à d’autres existences que la sienne. Fut-ce au prix de se sentir « manquer de contour, de centre. » La comparaison doit arriver à un moment : Seules les larmes… paraît parfaitement proustien sans pour autant échapper à une impression non tant d’emprunt que de déjà-vu. Cette élégance moral de l’effacement était déjà très présent dans Sans la miséricorde du Christ.

Malgré mes réticences pour cette « traversée en somnambule », le roman a un charme suranné tenace. Sans doute par les aphorismes dont il est truffé. Une forme très classique, française, dont Proust reste l’ultime incarnation du roman comme pratique, et développement de l’art du moraliste. Bianciotti sait attribuer toutes ces phrases un peu trop définitives à ces personnages et à décentrer sa sagesse en semblant, comme le narrateur, bel et bien la rêver.

Nous avons beau répéter que la vie est faite de la même manière que les songes, nous savons que ce n’est là qu’une manière d’embellir notre ignorance de la vie.

Pour en venir à l’histoire à proprement parler, pour ne pas à notre tour nous perdre dans des digression dont ce roman abonde, pour parler avec une pudeur magnifique d’être tout en retenue de la mort de sa mère, le narrateur retrace les dernières années de la vie d’un couturier jadis largement reconnu, M. Morales. C’est surtout lui qui prononce ces maximes sentencieuses. Avec une cruauté plutôt attendrie, comme Proust bien sûr, Bianciotti sait qu’un romancier définit ses personnages essentiellement par leur rapport à leur langue. Le dimanche des mères le mettait en scène avec sans doute une finesse plus prosaïque. Pour faire une radioscopie de la vieillesse (d’où cette impression surannée voire nostalgique), les personnages de ce récit décousu répète leur monologue et leur bon mots.

Il convient néanmoins de lire ce livre ne serait-ce que pour sa confiance dans la littérature. Avec une minutie d’un autre temps, Bianciotti se livre à la description avec une habilité de couturier, toujours attentif à la composition, la forme et la matière de ses mots. Dès lors, Seules les larmes . réfléchit sa pratique romanesque sans insistance et surtout sans citer, comme autant de caution morale la moindre référence. Pourtant, le lecteur est en terrain conquis. La mémoire, seule fil conducteur de ce récit est présentée telle « l’insomnie de l’esprit ». L’important pour Bianciotti est ce qui nous dépasse, la souffrance, les moments où les frontières de la réalité s’estompent et où ce qui apparaît semble définitif.

Tout ce que l’insomnie fait proliférer, ces germinations diffuses qui fourmillent au fond du souvenir, ce qui y grouille et parfois chante, toute ma vie, mieux que rien de réel, j’attendrai que cela accède à l’usage de la parole.

Il me semble que nous avons là une définition même de ce que le roman se doit de prendre en compte. Notons au passage la finesse de la réflexion sur le genre, hors d’âge des Mémoires, et la manière dont le lecteur soupçonne que l’auteur glisse les siennes dans ce monologue répétitif, passablement ridicule, de la rencontre amputée d’un des personnages avec Eva Peron. Un livre qui hante votre mémoire comme le fait Seules les larmes n’est pas à dédaigner.

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