Cette chose étrange en moi Orhan Pamuk

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La vie d’une vie, Istambul, à travers les déambulations noctambules d’un de ces citoyens rêveur définitif. Dans Cette chose étrange en moi Pamuk nous livre un roman captivant sur les modifications urbaines et le changements dans le cœur des hommes qu’elle suscite. Un livre à découvrir comme tous les Pamuk.

Commençons par une confession : les livres de Pamuk continuent à constituer pour moi un rendez-vous immanquable. Vie classique de lecteurs qui se félicite de voir un auteur poursuivre son œuvre d’une singulière ressemblance. Disons-le d’emblée si vous ne connaissez pas encore Neige ou Mon nom est rouge, je vous envierai presque cette découverte éminemment recommandable.

Pour reprendre alors le tic journalistique de parler des œuvres précédentes pour ne pas véritablement aborder le foisonnement du roman en question, parlons un instant tout de même des œuvres précédentes de Pamuk. Notamment de la dernière sortie en France, son premier roman, Cevedt Bey et ses fils. L’actualité éditorial crée une illusion d’optique. Dans les cent premières pages, à la louche, de Cette chose étrange en moi, surnage l’impression tenace de trouver une forte continuité entre ces deux oeuvres par leur narration en apparence classique et linéaire. Dans une interview à Libé, je me souviens cependant avoir lu que Pamuk se réclame de la génération post-Faulkner. Celle pour qui un récit qui croit totalement à son organisation du monde est un mensonge, un conte plein de bruit et de fureur… On connaît l’axiome.

Mais, loin de la virtuosité polyphonique de Mon nom est rouge qui décrit une enquête policière à travers le récit sous l’angle de chacun des miniaturistes persans, le procédé mis en place dans Cette chose étrange en moi me paraît d’une très grande fluidité.

Je confiais (est-il utile d’y revenir) mon peu de goût transitoire pour les récits à la troisième personne du singulier. Outre la stupidité d’une affirmation aussi catégorique, Pamuk dans ce livre parvient à déjouer l’extériorité de son récit de la vie de Mevlut, un marchand de boza qui jamais ne s’enrichit à faire le commerce d’un « objet de transition » aussi nostalgique. Avec une surprise agréable, soudain chaque personnage intervient dans le récit et en corrige les approximations de cette perception qui parvient, par le génie de Pamuk dont la prose a toujours la simplicité d’une compréhension de la profondeur de l’évidence, à prendre la mesure du sentiment de l’extériorité qui caractérise l’intimité de Mevlut. Ce vendeur de boza, un fromage frais fermenté et contenant une dose infime d’alcool, devient alors un personnage si reconnaissable de Pamuk, une sorte de rêveur définitif pour emprunter la formule d’André Breton, qui sait rendre l’émerveillement de la contemplation d’une ville dans ses changements.

La sérénité et la beauté que la vie avait à lui offrir ne devenaient manifestes que lorsqu’il rêvait à d’autres mondes lointains et imaginaires.

Pamuk confiait que ce livre a connut un véritable succès public en Turquie parce qu’il est empli de couleur (pour employer un  terme cher à l’auteur) locale. L’auteur le dit lui-même, il voulait écrire un roman populaire, à la Dickens mais sans la moindre exaltation de la misère. Cette chose étrange en moi se révèle un livre non pas sur la pauvreté mais une glorification de la population humble et invisible : marchands de rues, épiciers et taxis. Premières victimes des aléas politiques. Bien sûr, comme dans tous les romans de Pamuk, la boza devient une façon d’interroger le lien entre l’Occident et l’Orient. Mevlut vend un produit qui serait une partie de l’identité turque fantasmée peut-être surtout dans son rapport à l’islam. Mevlut (comme si sa vie arrivait à un autre), de nuit, parcourt les rues d’Istambul, rencontre toute sa population. Le portrait est saisissant, des bidonvilles aux quartiers neufs, Pamuk dresse l’histoire de ceux qui en subissent les stigmates. Le respect d’une certaine tradition, son attachement mélancolique assez fou, sans qu’il ne soit question de soumission est assez finement traité ici.

Pourtant ce point ne me paraît pas le plus passionnant de ce grand roman. Pamuk est bien trop fin pour se compromettre dans un roman à thèse. Son maître mot est et reste la correction. Dès lors, le dispositif narratif n’a plus rien de vain. Chaque personnage de ce drame mineure trouve sa place logique et, ce qui est nettement plus miraculeux, sa voix. À la première personne du singulier donc.

Il y a quelque chose d’étrange en moi répondit Mevlut. J’ai beau faire, je me sens terriblement seul en ce monde.

Pamuk ou les cotonneuses substitutions de l’amour. Toutes ces voix, avec des variations qui ne cessent de captiver le lecteur à chaque page de ce long roman, ne disent rien d’autre que cette sensation de vide et d’inquiétante étrangeté sur lequel repose ce beau et ample roman. L’amitié et la religion ne sont que des malentendus dans la volonté de remédier à cette sensation de « solitude essentielle ». Dans chaque roman de Pamuk, sans doute afin de nous offrir un dédoublement de chaque personnage, l’amitié masculine paraît glorifié sans pour autant être présentée comme une solution. L’occasion, une fois encore mais sans aucune lassitude pour le lecteur, de parler de la place des kurdes, de la division de la société stambouliote entre nationaliste et marxiste (très occupés à se déchirer entre factions proches). Mais la véritable correction évoquée par Pamuk à ce sentiment de viduité est l’amour au premier regard.

Le dernier roman, en date, de Pamuk (Le musée de l’innocence) évoquait, non sans pesanteur et longueur, une lassante reconstitution nostalgique d’un  amour fou. Cette chose étrange en moi raconte la substitution du récit reconstruit et mensonger de cet amour fou, heureux pourtant. Mevlut, naif magnifique, a été dupé. Pendant trois ans, à Kars bien sûr, il écrit des lettres enamourées à la mauvaise personne. Après son mariage suite à un enlèvement, il tombe amoureux de celle qu’il n’a pas vu alors qu’il pense que tout son amour repose sur un échange initial de roman. Mise en abyme sans doute de toute la fiction de Pamuk : le roman nous livre une très belle interrogation sur la version officielle et la version personnelle où, tous, nous scindons notre perception mensongère de la réalité. Nous aurons alors les points de vues des deux femmes qu’il a aimées, chacune offrant un point de vue complexe de ce protagoniste qui continue inlassablement à être un spectateur comme si

Tout ce qui le troublait et le chagrinait dans le monde était un reflet de sa propre étrangeté.

Pamuk ne s’enferme aucunement dans ce sentiment grâce à une description incroyablement précises des manipulations financières et immobilières de ces cousins et surtout de la façon dont les femmes de ce roman, au fond, en dirige l’intrigue pleine de manipulations.

 

7 commentaires sur « Cette chose étrange en moi Orhan Pamuk »

  1. “Disons-le d’emblée si vous ne connaissez pas encore Neige ou Mon nom est rouge, je vous envierai presque cette découverte éminemment recommandable.” Noté ! Pour le challenge que tu as aperçu, il m’en reste deux à choisir, alors cet auteur rejoint la liste grâce à ta chronique 🙂

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  2. Ah Pamuk ! Je ne le connais pas encore mais il me tente terriblement ; je le découvrirai tout prochainement puisque je me suis lancée dans le Challenge Prix Nobel, mais rien que sélectionner un de ses livres a été la tentation assurée de toute sa bibliographie. Ta chronique m’enjoins encore plus à le lire au plus vite !

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