La maison des souvenirs et de l’oubli Filip David

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Roman indispensable, sous ses allures fantastiques et kabbalistiques, La maison des souvenirs et de l’oubli donne à entendre le témoignage des ultimes rescapés de la Shoah. Dans une partition d’une subtile fragmentation, Filip David interroge, plus largement, la permanence du mal et surtout cette perspective de l’oubli qui fonde la mémoire. Un court et magistral roman.

Encore un roman sur la guerre, la déportation et l’extermination et surtout la culpabilité de la survie. Sans doute jamais y échapperons-nous. Pas très utile de parler des Naufragés et des rescapés de Primo Lévi pour illustrer l’impossible dépassement de ce point aveugle de la littérature : peut-on véritablement témoigner de ce que n’a jamais intégralement (jusqu’au naufrage de la fatalité) ? Les rescapés en portent alors le poids. Se souvenir plutôt de l’aphorisme d’André Gide : « Tout a déjà été dit… mais comme personne n’écoutait.» À énoncer ceci, revient l’impression de m’imiter moi-même. Somme toute, le premier lecteur sérieux venu a nécessairement traversé une sorte d’attraction, peut-être un peu malsaine, pour cette période et surtout pour l’ampleur romanesque à laquelle elle a donné lieu. Plongeons, alors, dans cette obsession par procuration.

Le premier réflexe, idiot, serait de se demander comment la parole de Filip David se singularise. Cet écrivain peu connu, à tort me semble-t-il, porte indéniablement une voix unique. Sans doute par un décentrement assez curieux au demeurant. Avouons notre méconnaissance de la littérature serbe. La maison des souvenirs et de l’oubli a le mérite de mettre en lumière les atrocités des camps de concentration autour de Belgrad. Un apprentissage littéraire sans le moindre doute nécessaire. Insuffisant pour le moins à jauger de la valeur d’une œuvre littéraire. Ce livre paru en 2017 évoque à ce titre le traitement historique des camps de Trieste refleté par Claudio Magris dans Classé sans suite. Nous y reviendrons tant ces livres présentent de souterraines similitudes.

Un autre rapprochement, encore plus hasardeux sur le plan géographique, souligne alors la curiosité de ce décentrement sans dépaysement. Visiblement, l’époque est marquée par cette recherche du mal, par la constance des formes de guerres, ces « tempêtes de l’obscurcissement » qu’aussi bien nous pourrions nommer avancée de la nuit. Sur la même zone, dans le sens si large de Balkan, en sœur ennemie, Jakuta Alikavazovic illustrait la survie de la terreur dont cet endroit du monde conserve les stigmates. Au risque, une fois de plus de me répéter, la parole critique se confronte à son absurdité quand elle prétend prendre à défaut le romancier sur lequel, inutilement, elle glose. Dans ce très ramassé roman, le quotidien contemporain semble apaisé. Aucune trace des autres guerres, pas l’once d’une évocation du Mal y ayant pourtant donné ses plus sordides danses macabres. Qu’importe au fond : l’intrigue en est d’autant plus concentrée et s’ouvre ainsi à sa singularité fantastique et délicieusement kabbalistique dans sa quête d’un sens des choses où s’espérerait – au passage d’un symbolique tunnel – un monde sans mal. « Dans un ordre des choses autre, un ordre caché. »

Chaque homme est habité par un être mystérieux, immatériel, non humain qui échappe à la connaissance et oriente son destin.

La maison des souvenirs et de l’oubli livre alors, dans la meilleure tradition de la mystique juive, deux niveaux d’interprétation, deux types de décentrement qui transmue ce récit en, disons, réflexion poétique. Quatre personnages (plus de rares articles de journaux où le fait divers dessine une possible incarnation du mal) entremêle le fil du récit. Pour une fois ni des adolescents ni des hommes en pleine crise de la quarantaine. Des vieillards, hanté un instant encore par leur passé. Récit glaçant de leur histoire horrible mais aussi de son insupportable effacement. L’un a perdu son frère quand ses parents ont réussi à les jeter du wagon à bestiaux, il écrira un journal halluciné et magnifique. L’autre est obsédé par le mal, il en collecte toutes les manifestations sans doute parce que son père a tenté l’expérience de la spécieuse de la sainteté du mal, « pénétré de la conviction que son sacrifice, que le contact avec le mal extrême n’était que le moyen de le maîtriser. »  Ce personnage, hanté par les dénonciations paternelles, rappelle assez fortement celui de Classé sans suite. La même obsession de collecter des traces, la même fin dans un incendie équivoque. L’occasion au passage pour Filip David de livrer une très belle réflexion sur le suicide. Un acte tardivement interdit dans la religion juive. Je laisse au lecteur le choix de découvrir les deux autres destins. Dans la très belle narration, découpée et repoussée sans que cette fragmentation soit artificielle, on trouverait une raison bien suffisante de lire ce roman à découvrir à tout prix (18 euros).

Je ne m’aventurerai pas à évoquer l’inscription dans la tradition de la Kabbale à laquelle se livre La maison des souvenirs et de l’oubli. Même si le sujet m’a toujours passionné, parions que ce n’est pas la première fois que je vous parle de cette réalité chiffrée cachée derrière le monde vu comme signe, j’y connais moins que rien. Une tradition appropriée de seconde main, par piraterie. Renvoyons plutôt à ce sujet à la postface éclairante. Surtout quand elle quitte ses rapprochements sémantiques hasardeux entre Heine et Paul Celan. Évoquons plutôt l’atmosphère fantastique qui se dégage de tout ce roman. Albert, le diariste hanté par les signes, vit un monde de cauchemars. Rêve récurrent de train où, pour ainsi dire, il passera de l’autre côté. Mais aussi confrontation avec l’incompréhensible. Ainsi, cette maison du souvenir et de l’oubli est une visite de rêve. La prose de Filip David touche alors au sublime. La discrétion dans une irréalité circonstanciée. Un climat qu’il serait un rien trop plat de qualifier de kafkaïen. Une façon peut-être de revenir au cœur du sujet, ce que nous raconte ce romancier nous échappe. On en saisit l’horreur mais pas l’étendue des répercussions personnelles. À l’image d’un récit de rêve qu’est, en partie La maison des souvenirs et de l’oubli.


Je remercie, vraiment, les éditions Viviane Hamy de m’avoir envoyé ce roman magnifique.

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