Le grand leader doit venir nous voir Velina Minkoff

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La Corée du Nord, en 1989, par une candide adolescente bulgare. Dans son premier roman, Velina Minkoff  pointe avec une ironie constante l’enthousiasme possible derrière la propagande. À hauteur de son personnage et de ses prosaïques préoccupations, avec dès lors une langue un rien plate car enferrée dans la gangue d’un réalisme sans nostalgie d’être d’une incroyable précision, ce court roman fait vaciller nos représentations, toujours préconçues.

Une ultime note de l’éditeur explicite brièvement les différents états de ce texte dont les traductions forment des strates de ce texte. Du bulgare vers l’anglais puis vers le français avec dans l’intervalle un accroissement de la prose. L’idée d’un texte ni stable ni arrêté me touche. Surtout quand il induit une différenciation d’un rapport à la langue. L’héroine de ce roman se caractérise presque uniquement par sa capacité à prendre langue. La très bonne idée de Velina Minkoff est de nous suggérer que ce don pour les langues d’Alexandra explique, pour partie, son aveuglement. Sans en tirer de conclusion, notons, cette tendance à la traduction pour parler de l’ancien bloc de l’Est. À l’instar d’un Astronaute en bohème, un passage par les États-Unis et sa fabrique du roman et sa confiance dans son réalisme, serait-il devenu un passage obligé pour une vision nouvelle de l’effondrement du communisme.

Ainsi Alexandra se singularise par son goût des langues mais toujours dans une confiante transparence entre les mots et les choses. La romancière évite alors, très partiellement, de transmuer son héroïne en incarnation de l’époque. Une pré-adolescente en 1989 égarée dans les républiques populaires. Par son ironie constante, Velina Minkoff parvient à faire passer le peu de légèreté de son présupposé. Une courte postface nous apprend d’ailleurs que l’auteur en aurait peu ou prou fait l’expérience. Insurpassable et invraisemblable réalité. Pourtant, la très grande matérialité de l’évocation et sa précision qui rendent le voyage « réussi » font de chaque objet un marqueur d’époque. La musique notamment. L’idée que l’on puisse écouter ce qu’il faut au moment où il le faut me gêne assez. Le grand Leader doit venir nous voir joue avec l’idée. Mais la romancière y échappe justement par la plongée sans échappatoire dans la mentalité de son héroïne. Le matérialisme d’une jeune bulgare ne saurait se montrer diablement attentive au moyen de production et de diffusion. Une fois de plus, mon très léger reproche touche à l’essence même du roman : par ce qui paraît un lieu commun, Minkoff nous plonge dans l’étrangeté d’une vie là-bas dont, bien sûr, tous les présupposés finissaient par être parfaitement intégrés. Trop facile de pointer, trente ans plus tard, dans l’impasse d’une realpolitik unilatérale, tout ce qu’il était impossible de voir.  Ce procédé salutaire apparaît peut-être avec une certaine insistance dans ce roman.

Toujours totalement plongé dans les pensées de sa protagoniste, la description de l’adolescence chez Minkoff n’offre aucun surplomb. D’où une certaine platitude dans le style. Parfois l’impression d’être noyée dans un commun assez réducteur d’une vie de jeune fille uniquement préoccupée de son apparence (inénarrables variations capillaires) ou des élancements amoureux. Sans penser que le point de vue féminin conditionne totalement l’écriture, il faut prendre en compte cette optique particulière. Un auteur masculin ne cesserait de revenir sur ses passages obligés mais en les sachant codes narratifs. Je ne sais. Pourtant, Le grand leader doit venir nous voir m’a, à l’occasion, parût manquer d’aspérité, d’instant où le style de l’auteur suffit à faire basculer sa perception de la réalité. Pour rendre compte d’un même âge de transition, Claire Messud dans La fille qui brûle trouvait des artifices pour ne pas cantonner son héroïne dans le terre-à-terre. Peut-être d’ailleurs grâce à la mise en scène du contemporain. Disons, pour clore ses rapprochements indus, avoir pensé au contentement de soi trouvé dans la platitude d’une évocation d’un âge prétendument ingrat tel qu’il transparaissait dans La légende des Akakuchiba.

Pas certain néanmoins que je puisse avoir la prétention de déclarer ce livre souffrant d’un manque d’écriture. Sans doute par un travail trop parfait pour ne pas se faire sentir pour atteindre à une façon de penser. Alexandra s’aveugle ; Minkoff sait doser exactement le soupçon. Jamais les situations ne sont expliquées. La surveillance de tous les coréens du nord ne se pare ainsi pas des habits d’une dénonciation. On passe à autre chose. Le vrai talent de Minkoff est aussi de suggérer une certaine indifférence du système qui, du côté bulgare, pressentait sa fin. Nous approchons ainsi du véritable intérêt de ce roman. Pourquoi avons-nous une image grise et morne des années juste avant l’effondrement de l’URSS ? Quelle idée idiote de se laisser bercer par l’illusion que de l’autre côté du mur, il n’existait nul enthousiasme, nulle vie se croyant heureuse en dépit du contexte. Pas inutile de nous le rappeler.

Un dernier mot pour noter la finesse de cette seule introduction du doute dans ce voyage parfait en Corée du Nord : la fiction comme seule recours. Alexandra a-t-elle vraiment rencontré le grand Leader. La propagande la forcera à taire ce conte. Alexandra verra d’ailleurs l’impossible coexistence de deux versions d’une même histoire à travers un conte coréen.


Un grand merci aux Éditions Actes Sud pour cet envoi

Le grand leader viendra nous voir (286 pages, 22 euros, trad Patrick Maurus)

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