Journal d’un étranger à Paris Curzio Malaparte

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Journal d’un retour, prose descriptive d’un enchantement enfui pour un Paris qui, en 1947-1948, peine à se reconstruire et fanfaronne entre épuration, sensation de débâcle et fausse gloriole. Au gré d’une plume incisive, au tour classique, Curzio Malaparte se révèle un grand auteur, un moraliste ironique, un penseur sans système de la cruauté humaine.

Débutons, pour une fois (avant mes usuelles réticences) par un souvenir personnel. Celle d’une lecture de La peau dont il ne me reste aucun autre souvenir que celui de l’antédiluvienne couverture de l’édition parental en livre de poche. Pas certain d’y avoir compris grand chose. Après la lecture de ce journal, assuré cependant qu’une relecture ne serait pas une mauvaise idée. Une réédition avec une traduction révisée non plus d’ailleurs. Très loin donc d’être un spécialiste de l’œuvre de Malaparte. Persuadé pourtant qu’une approche d’un auteur par son journal éclaire l’œuvre davantage que de chercher dans le journal ou les écrits intimes une sorte de confirmation de l’œuvre publiée. Ce Journal d’un étranger à Paris s’avère, à cet égard, singulier. Dans un fragment non daté, Malaparte indique en envisager, de son vivant, la publication. À ma connaissance, pas une ligne n’évoque l’œuvre en cours. Très peu d’intime (hormis sa louable habitude d’aboyer pour parler au chien la nuit) ou de personnelle (hormis des amitiés mondaines et des rencontres littéraire) dans ce journal.

Reprenons par une réticence. Elle nous mènera, une fois de plus, au cœur de ce Journal d’un étranger à Paris. L’un des plus tenace attrait d’un journal tient à sa capture d’une époque. Malaparte y parvient avec une décontraction admirable, un effacement de soi derrière une description toujours discrètement menée. Alors, certes, on peut préférer ces visites du quartier Flandres à Paris, son attachement à la décence et à la solidarité ouvrière, à ses soirées mondaines entre deux aristocrates, trois ambassadeurs, voire  Léon Bailby. Malaparte se déploie dans ce milieu avec une consternante aisance. Qu’on m’excuse de lui préférer la satyre sanglante de René Crevel dans Les pieds dans la plat.

Je me sens très ouvrier, dans la crainte des tyrannies à venir.

Je sais ce qui nous attend.

Néanmoins, pour ne pas m’exposer au reproche de Malaparte d’appartenir à la « race marxiste » qu’il voit fleurir partout dans le nihilisme européen, l’élégance de Malaparte crée un charme indéniable, proustien sans nul doute. Une césure de quatorze ans confirme ce si fonctionnel lieu commun littéraire : on ne décrit jamais qu’un monde enfui, les visages défigurés par la vieillesse, les amitiés perdues ou conservées sans raison, ses rapports avec les éditions de La Table Ronde… Portrait si exact de la vie intellectuelle de Paris dans les années 30. Une toute autre époque. Elle explique sans doute une certaine lassitude au thème structurant de la « race » française, italienne, européenne. Tout ceci me paraît une pesante imposture. Le sentiment national m’effraie, les catégorisations m’ennuie et m’inquiète. Une préoccupation pour le moins datée, on la retrouve chez Cioran. Faut-il se sentir étranger, en exil, pour accorder la moindre importance à une appartenance nationale ? À moins que mon mépris soit, à son tour, un marqueur de mon époque.

Je me convaincs toujours plus que j’aime mieux les vrais collaborateurs que les faux résistants.

La lecture de bons mots de ce genre sont l’apanage de la lecture d’un journal intime. Surtout quand il révèle la singularité d’un point de vue. Le grand attrait de ce Journal d’un étranger à Paris demeure la peinture de l’immédiat après-guerre. Malaparte aime jouer de son statut ambivalent d’italien et de résistant. Une réalité à l’époque inconcevable mais dont, cependant, on s’arrangeait. L’auteur s’amuse mais montre, au passage, son anti-communisme. Relevons cette curieuse anecdote des prisonniers espagnols, des orphelins amenés en Russie. Au nom de l’équité, Malaparte souhaite les renvoyer en Espagne. Sans ignorer le sort qui leur sera réservé là-bas. Histoire atroce, vrai dilemme rendu avec une véritable et dérangeante verve. Au fond, Malaparte n’est jamais aussi sympathique que dans l’ironie qu’il met à échapper à tout jugement préconçu. Malaparte souligne, par exemple, que la France n’aime pas les étrangers mais les aide. De quoi inspirer notre époque.

Paris est, avec Florence, la ville où l’on respire le plus fort l’ennui de la vie. {…}. La sensation que donne Paris, c’est celle du fugitif, du transitoire, du provisoire. Les esprits y sont tendus pour saisir l’instant qui fuit, sa signification, sa raison d’être individuelle.

Le Journal d’un étranger à Paris se révèle, par son désir de publication, avant tout un journal littéraire. Il contient à ce titre plusieurs notations passionnantes. Malaparte souligne d’ailleurs le « tour classique » de sa phrase, de sa formation classique. On parle de Racine et de Chateaubriand, de la peinture de Boucher et des couleurs de l’Île-de-France, du sentiment romantique de la nature… Peu apte à juger de la pertinence des propos de l’auteur, j’avoue avoir été captivé par le das Da de Kafka. Une saisie de l’instant. Malaparte alors peut critiquer une adaptation théâtrale de Gide du Procès. Il parle d’ailleurs admirablement de Gide, de cette énorme morbidité de l’intelligence, son sadisme. Même s’il referme sa réflexion, assez fondée, sur cette saillie : « Gide est le prêtre d’une religion dont les autels des sacrifices sont à Dachau. », j’avoue avoir rit en lisant sa façon de ponctuer ses déceptions par la célèbre formule : moi, cela m’est égal, j’écris Paludes.

Mais si Malaparte évoque si exactement la littérature de son temps, c’est en intégrant sciemment la part de ressentiment entrant dans tout jugement. Sarte est jugé sur son débraillé. La critique n’est superficielle qu’en apparence : elle touche juste quand elle souligne ce goût petit-bourgeois envers le peuple, l’artificiel et le faux, au Café de Flore, de cette attitude… Le goût de l’anecdote désinvolte fonctionne parfaitement pour Malraux : celui-ci lui aurait emprunté vingt francs, Malaparte ne peut donc aller le voir, l’apprécier. À quoi ça tient… Et Camus présenté dans ce comique le plus haut, le plus pertinent. Il faut absolument lire toute l’anecdote dont voici le résumé polémique :

le désir de faire fusiller les autres écrivains étant très vifs chez tous les écrivains. {…}. Et je me demande ce qu’à bien pu faire Camus, pour avoir le droit de fusiller les autres.

Impossible de fermer cette note de lecture sans très brièvement évoquer la théorie de la cruauté développer dans tout ce Journal d’un étranger à Paris. « L’homme est cruel dans tout, même dans sa pitié. » Malaparte revendique cette cruauté, ne cache pas son goût de la guerre, y voit une réponse à notre conscience de la mort et y lit une composante religieuse. Il suscite là encore une fascination ambivalente tout comme d’ailleurs dans sa chrétienté paradoxale. Une posture sans doute mais elle fait de ce journal un objet narratif véritablement intrigant.


Un grand merci aux Éditions de la Table Ronde pour cet envoi

Journal d’un étranger à Paris (trad : Gabrielle Cabrini, 358 pages, 8 euros 90)

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