Le courtier en tabac John Barth

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Ample roman de la représentation, la feintise, le complot et l’emprunt d’identité, Le courtier en tabac se révèle plein de fantaisies, de truculences, d’inventions et de complots. Pour donner un représentation du marigot du Maryland un peu avant 1700, John Barth invente une langue et donc un univers singulier et fascinant.

Marquons une très légère pause dans le flux de livres annoncés dans, comme on dit, cette rentrée littéraire 2018. Une manière de respiration que d’évoquer ce livre paru en 2015 aux toujours audacieuses Éditions Cambourakis. Le seul nom de l’éditeur ainsi que celui du traducteur (Claro toujours aux avant-postes des textes qui prennent à bras le corps la langue) sont à mon sens une recommandation suffisante pour se plonger dans ce roman de près de 800 pages. Une ampleur rafraîchissante tant elle permet une acclimatation à la langue unique déployée par John Barth tout au long de ce récit gigogne. On songe parfois, avec sans doute moins de fantaisie, à la reconstruction mensongère livrée par Blas de Roblès dans Là où les tigres sont chez eux. Le romancier – dont j’avoue avoir tout ignoré jusqu’alors – ne se contente pas d’une sage reconstitution de la langue d’époque. En 1960, il s’en empare, la dévoie, se moque des anachronismes (colonialisme ?) et nous la restitue pour ce qu’elle est : une monnaie de singe. À la même époque, Montaigne ne disait pas autre chose. Notons d’ailleurs le subtil jeu de pastiche de cette langue de la renaissance livré dans le récit contradictoire – et parfaitement rabelaisien – de Pocahontas poursuivi par les personnages. Parfois, peut-être, on se laisse pénétrer par la virtuosité de l’exercice de style. Mais très vite, ce roman littéralement baroque nous reprend par sa savante construction. Après avoir accepté de se perdre dans l’infinie complexité des complots, des usurpations d’identités souvent difficile à démêler. Le style de Barth, pour coller à son propos devient alors « par de subtiles altérations » une façon habile « par de délicates modifications, {de} parodier un beau style. »

Hélas, ce me semble que l’opportunisme, et non la vérité, est la chaîne de ce conte, et le subterfuge sa trame, et que vous l’avez tissé avec la navette de l’intrigue sur le métier de la naïveté ! Pour faire court, la chose est montée de toutes pièces, lesquelles ne tiennent pas ensemble. C’est une véritable fabrique des contraires.

Le ton est donné et, pour un peu, le flot des aventures de l’innocent Ebenezer Cooke pourrait ainsi se réduire. Baroque vraiment dans son jeu d’amalgame des contraires pour mieux effacer les frontières d’un récit où les frontières de la réalité s’avèrent une convention, une confusion, une feintise et une duperie. Il faut y adjoindre une joyeuseté corporelle, le plaisir de la paillardise. On parle sans le masque de la pudeur de toutes les formes de la sexualité, on s’amuse des dérivatifs  d’une virilité hasardeuse. Le roman regorge de ravissement, de viols, de putains truqueuses mais surtout de vertus bafouées comme autant de comiques ressorts dramaturgiques. On pourrait, par pruderie, trouver cette légèreté coupable, voire trop masculine. Ce serait oublié, pour l’anecdote, la conclusion apportée par la réticence de Joan (la putain dont est amoureux le héros, lauréat du Maryland pour de rire) à livrer le secret d’une virilité éclatante et qui servirait à aggraver la domination masculine. Ce serait surtout oublié l’attachement de ce roman à ne rien prendre au sérieux et bien sûr pas les mensongères représentations où il égare, pour son immense plaisir, le lecteur.

Que l’on ne peut rien conclure pour guider notre conduite du fait que nous sommes mortels.

Reprenons un autre angle d’attaque de cette « fantaisie nihiliste ». Dans sa truculence, Barth donne ses « lettres de noblesses » (puisque le roman repose sur l’usurpation de tout titre et identité) à ce nihilisme dostoïevskien. À la mort de Dieu, dont il procède essentiellement, le roman doit s’inventer une morale. Le courtier en tabac le fait d’une manière nettement moins verbeuse. Il ne semble pas ici que ce soit la mort de Dieu qui interroge la totalité de ce qui serait alors permis. Dans ses excès et dans son plus haut comique, ce roman reste lestement philosophique. On croise Descartes et Newton et les querelles philosophiques sont réduites à une représentation due, en grande partie, à une dissension socratique. Après la mort de Dieu, on lui trouve des substituts pour ne point dire des fétiches tant on s’accroche à la pureté dont ils conservent une image dévaluée. Là est véritablement, sans doute car jamais exprimé clairement, le questionnement moral de cet immense roman : si tout est illusion, la vérité détient-elle encore une ombre de valeur ?

Nihiliste, Le courtier en tabac l’est jusqu’en sa dernière extrémité.  Celle de l’élégance de ne rien prendre au sérieux. Tout ceci n’est qu’un roman : la morale est au mieux une stratégie romanesque. Ainsi, non sans dépit, Ebenezer s’accroche à sa vertu « impollue ». Il l’a transforme en une virginité mystique, souvent hautement risible tant elle est persécutée et perturbée par ses propres désirs. Nous assistons, pour ainsi dire, à une représentation d’un roman moral, un pastiche ou une doublure. Une défense sans doute malgré tout. Comme d’ailleurs en sous-main, avec une clandestinité de bon aloi, Le courtier en tabac est une défense et illustration de la nécessité poétique. Son peu de sérieux, à raison, en devenant l’essentielle composante.

Et je pose cette question, laquelle me vient chaque nuit quand j’observe les ébats dans mon chariot : l’homme n’est-il au fond qu’un sauvage, sous son écorce de courtoisie, ou la barbarie n’est-elle qu’un fard servant à dissimuler la naturelle civilité de l’homme, laquelle perce de fois à autre, comme des verrues sur le cul d’un ange ?

Il faut, en fin, dire un mot de ce magnifique personnage de Henry Burlingame, troisième du nom. Il incarne à lui seule l’ambivalence morale magnifique de ce roman. Il reste à tout instant un personnage, une pure convention que l’on accepte. Une illusion qui ne cesse de changer de visage, l’incarnation possible des forces antagonistes qui réclament le Maryland. Manière assez habile pour l’auteur de déjouer l’arrière-plan politique et religieux dont il donne, au passage, un aperçu rieur. Jusqu’au dernier moment, nous ignorons si Henry est un démon ou un philosophe. Nous suivons sa quête d’identité, ses troubles attirances pour les jumeaux Cooke. Il advient le plus souvent comme un amalgame de sauvagerie et des ultimes retranchements de la civilisation, d’indien et d’anglais. Au passage, une fois encore sous l’allure d’une farce hénaurme, Le courtier en tabac opère une superbe mise en scène des mythes fondateurs du continent américain. Car, est-il utile de le préciser, sous la folie de son intrigue, John Barth signe ici un captivant roman d’aventure.

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