Seule la nuit tombe dans ses bras Philippe Annocque

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Que touche-t-on exactement dans une histoire d’amour, qui caresse-t-on quand on se dédouble dans la virtualité des réseaux sociaux ou dans celle de l’écriture ? Dans une langue à la poésie contenue par une joyeuse réserve d’ironie, Philippe Annocque part de ces questions pour déployer, et décomposer, une volatile réflexion sur le miroir de l’érotisme, les clichés du cul et les sentiments qu’ils effleurent en un sempiternel recommencement.

Comme l’histoire d’amour qu’il prétend décrire – pour mieux l’inventer peut-être – il est plus simple de dire ce que n’est pas Seule la nuit tombe dans ses bras que de définir positivement sa substance. Charmeuse sans pour autant sans réserve captiver, la matière de ce bref roman échappe. Sans doute de trop coller à son sujet et d’en reproduire la lassitude, l’«overdose» pour reprendre une de ses expressions éculées dont les personnages abusent puisqu’il n’y aurait aucun mot nouveau pour décomposer les sentiments et réactions, à la fois inédits et déjà trop connus, d’une histoire d’amour.

C’est pour, au moment de la perdre, trouver au moins les mots pour dire ce qu’il y a, ce qu’il y a eu entre eux. Pour ne pas tout perdre.

Le vocabulaire de Seule la nuit tombe dans ses bras n’est jamais totalement convenu. En tout cas, il s’emploie avec des guillemets et autres dubitatives incises parfois un rien trop visibles. Avec talent, une capacité d’évocation au-delà de la description chirurgicale (pour ne point dire pornographique), Annocque s’amuse à pasticher un roman érotique. Seule la nuit tombe dans ses bras en dépit de ses confrontations charnelles attendues, de sa confrontation aux instants de chavirement, d’exaltation et de bestialité, ne se réduit aucunement à, comme on dit, un de ses romans que l’on lit d’une main.

Fort heureusement, à mon sens, Annocque (dont je confesse ignorer l’œuvre que l’on devine ondoyante et d’une prosodique et rieuse intelligence) s’amuse prodigieusement à déjouer l’autre argument auquel il est impossible de réduire son roman. Seule la nuit… s’acharne à ne pas être une réflexion sur nos amours digitales (pardon !). L’amour virtuel, manuel donc, sur support numérique et réseaux sociaux n’est pas le sujet central de ce roman. Si l’auteur avait voulu faire un livre vendeur, il se serait laissé cantonner à une auto-fiction sur sa rencontre personnelle sur Facebook. Un résumé, paraît-il, attirant pour journalistes qui croient – et parviennent à l’imposer – que le roman doit traiter de faits sociaux identifiés et réduits à leur plus simple appareil. Le réseau social est ici une, si j’ose dire, une toile de fond. Brisons-là avec les mauvais jeux de mots. Soulignons seulement à quel point l’auteur – ou son double – prend le temps de s’arrêter sur le sens premier des mots et leur impact. Après tout, nommer Jean-Pierre l’algorithme qui présida à l’enamorento de ses personnages décrit peut-être plus précisément une pesante analyse sociologique à charge. Plus discrètement, mais avec plus d’acuité, le medium décide la forme. Les conversations instantanées deviennent d’heurtés vers libres. Une prose hâtive qui souligne l’incompréhension de tout dialogue.

Il a toujours trouvé l’amour niais. Non. Plutôt, il a toujours trouvé que l’amour ne pouvait s’exprimer que dans la niaiserie. C’est comme ça. Au contraire, elle luit nuit. {…} Que pourrait valoir un amour qui n’existerait que par les mots ?

Le sujet – pourquoi d’ailleurs serait-il plus vrai pour ce roman sur l’illusion ? – de Seule la nuit tombe dans ses bras demeure les mots illusoires posés sur la béance des sentiments. On pourrait, selon le masque de l’auteur, dire nos sentiments mais nullement en parler. Les analyser, c’est connu, reviendrait à les disséquer. Encore un cliché dont parvient à se moquer Annocque. Son érotisme demeure très cérébrale, son seul épanouissement est l’invention, la réécriture.

Ainsi, quand son double, Herbert, dans une distanciation un poil appuyée mais drôle dans la fausse liste de ses œuvres complètes et efficaces dans son incapacité à prendre en compte la réalité des sentiments des conjoints respectifs bafoués, se lance dans une relation épistolaire. On pense d’ailleurs aux troués crades de Me voici de Safran Foer qui, comme ce roman, réfléchit à l’identité comme une projection de ce qui serait possible. Une femme lui montre ses seins : quelle réalité concéder à ce fait immatériel ou quelque chose enfin existe ? Avec une belle finesse, Annocque sait que ce qui existe advient comme un doute, une incertitude sur la couleur du soutien-gorge du prime dévoilement. La force de ce roman est ce jeu de communication entre le réel prétendu et celui qu’on se recompose pour échapper au précédent, voire le revivre. Peut-être est-on saisit d’une once de lassitude quand la double vie vire à son tour au quotidien, quand le cul lasse (un ultime mauvais jeu de mots emprunté à Noir Désir dont les amants partage le goût) ou plutôt s’expose comme un appel à autre chose. Annocque excelle sur ce terrain véritablement scabreux. La relation trouble surtout de ne savoir ce qu’elle veut. Seule la nuit tombe dans ses bras sait ne rien décider : « Et peut-être était-ce déjà réel. »

L’amour comme conscience de la perte, nécessité que quelque chose subsiste à la nuit. Sans doute. Le fragile miracle de la prose d’Annocque est de rendre une présence. Coline soudain apparaît, existe. Au détour de dialogues plats, si vraisemblables qu’ils ne sont sans doute pas véridique, Seule la nuit tombe dans ses bras énonce la houleuse nudité d’aveu amoureux aussi déchirant que celui-ci qui revient comme un mantra : « J’ai peur que tu deviennes/le grand regret de ma vie. »


Un grand merci à Quidam éditeur pour cet envoi

Seule la nuit tombe dans ses bras (144pages, 16 euros)

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