À la mesure de l’univers Jon Kalman Stefansson

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Saga familiale sensible et décomposé, ode à une improbable consolation apportée par la poésie, discrète inscription d’une histoire collective et islandaise, À la mesure de l’univers interroge notre présence et nos conceptions de l’amour et du bonheur. Jón Kalman Stefánsson signe un roman lumineux, naïf à l’occasion.

À la mesure de l’univers se présente comme le deuxième tome d’une chronique familiale. On peut parfaitement le lire sans rien connaître du précédent. À le faire, il me semble que le décalage de cette narration fantomatique s’accroît pour laisser à l’incertaine situation du narrateur toute sa place. Déchiffrer les liens familiaux, replacer tout le monde dans une généalogie linéaire reste le charme de cette mise en intrigue de cette chronique qui saute allègrement d’une époque à l’autre, les mélange parfois à l’occasion mais toujours dans une unité thématique : une confrontation directe avec cette aspiration partagée par tous les personnages. Dans leur simplicité, dans ce portrait magnifié des habitants ordinaires de Keflavík, aspirent à une « poésie intemporelle qui console tout le monde sauf celui qui l’a écrit, et celui qui est mort. »

Être là, être présent – n’est-ce pas le mètre-étalon sur lequel repose notre existence ?

Sans le moindre doute. Mais, par amertume, à la lecture de ce livre très souvent magnifique justement dans son appréhension des épisodes les plus obscures ou dramatique, vient une envie d’insulter sa beauté. Le lien fait entre une histoire particulière et sa généralisation cosmique apparaît parfois insistant. Voire involontairement comique dans un quasi excès de bons sentiments. Par mauvais esprit envie de se moquer des formules définitives dont Stefánsson truffe son texte. Donnons-en deux exemples qui tombent à plat : « La vie de l’homme est brève dès qu’il plonge son regard dans le ciel. » Vraiment ? ou encore : « il est souhaitable que l’être humain voit le fond de sa propre vie, mais pas celle de sa tasse de café. »  Un peu lavasse, non ? Mais ce serait oublier la hauteur de vue de ce constat : « Celui qui veut avancer doit parfois consentir à retourner en arrière. »

Un peu honteux surtout de la facilité à détruire un livre qui ose se confronter aux évidences invisibles, aux instants qui vivent éternellement en nous. Ça paraît con, sans doute n’avons-nous rien de mieux. Très souvent, quelle que soit l’époque, À la mesure de l’univers parvient à laisser affleurer l’intime, le poids et la présence d’un instant. Assez captivante la façon dont Stefánsson nous plonge dans une Islande à la fois familière et étrangère. Les bases américaines, l’éducation sentimentale derrière des paroles de chansons. La façon d’être parfois paralysé par ce qui nous échappe, « peut-être est-ce simplement la vie… »

On se sent souvent égaré mais surtout captivé par ce passage d’époques : d’un commencement sans date à l’épaisseur du mythe et à la densité de la tragédie, aux années 80 avec leur enthousiasmante légèreté, à l’époque contemporaine et aux retombées de la crise de 2008. L’immense beauté de ce roman tient alors à sa manière d’introduire une inquiétude étrangeté. Une indéniable confiance dans les rêves par cette enivrante coutume de compter les fenêtres pour s’assurer une transparence des rêves. La saga familiale échappe au réalisme par une insidieuse inscription fantastique. Le narrateur paraît une doublure d’ombre de Ari qui, dans un schéma narratif classique, revient sur les terres de son enfance et se laisse submerger par ses souvenirs et ceux que l’on comprend être de sa famille. Ce qui pourrait être une simple mise en perspective d’une prédestination à la poésie, l’éternelle revendication d’une sensibilité et d’une culture face à un monde frustre, masculin. Notons d’ailleurs l’incarnation de cette évocation des périodes de pêches qui, dans un autre contexte nettement plus sombre, m’ont fait penser aux Les invisibles de Roy Jacobson. Jusque au dernier moment, ce narrateur pourra s’assimiler à une sorte de demi-frère comme à une écoute de nos morts avec « quelque chose qui ressemble à des excuses, une chose qu’on pourrait nommer fragilité. » À la mesure de l’univers

Un des ressorts de la narration, de la rédemption d’Ari, sera alors de se confronter à cette évidence qui explique le retour sur le passé. Il revient pour la mort annoncée de son père et, pour la première fois, il parvient à l’envisager comme un fils. Son père, Jacob « si loin au nord de la vie » devient un personnage séduisant, dégueulasse et égoïste, sans justification mais avec, parfois, un instant où l’on croit identifier un des mobiles possibles de ces actes. Le regret de n’être pas celui qu’on attendait comme le révèle la magnifique lettre d’un auteur reconnu, arrivée trop tard. Car il faut aussi le préciser pour finir la simplicité du jugement, de l’aspiration poétique, reste une façon d’hommage aux gens ordinaires. À la mesure de l’univers ne met pas en scène un microcosme intellectuel où les jugements ont la profondeur d’une conscience distanciée de soi. Une famille de pêcheur traitée sans la moindre condescendance mais en sachant magnifier sa maritime sagesse. Alors, cet appel à l’urgence de la poésie est naïf mais sans doute insurmontable. Manière, comme l’unique poème écrit par une tante à la mort de sa fille de huit ans, de renier la mort, de laisser croire que « le trépas se résumait à un pas de côté, une hésitation momentanée face au bonheur. Il est bon alors que À la mesure de l’univers emplissent de sentiments ambivalents : les leçons de vie sont toujours risibles, on échappe pourtant rarement à leur évidence.


Un grand merci aux éditions Folio Gallimard pour cet envoi.

À la mesure de l’univers (trad : Éric Boury, 464 page, 8 euros 30)

4 commentaires sur « À la mesure de l’univers Jon Kalman Stefansson »

  1. Je suis en train de lire son « dernier né » (« Asta ») – jamais lu un livre de cet auteur… Je suis capté par la déstructuration de son récit, par la profonde mélancolie et une traduction sublime par le meilleur passeur de l’islandais…. On dirait que bcp de sujets de ce nouveau roman s’annoncent dans cet « ‘….univers » .

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    1. J’imagine que le traducteur de Asta est Éric Boury. Tu as raison, il faut saluer son travail pour rendre l’élégance, presque effacée, de la langue. Kalman Stefansson fragmente admirablement son récit, sans gratuité mais avec une étrangeté flottante.

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  2. J’ai lu le premier tome et je l’avais beaucoup aimé surtout pour les descriptions poétiques des paysages islandais. J’ai le deuxième tome dans ma bibliothèque. Il va falloir que je le lise pour poursuivre l’aventure d’Ari. Ton article me donne envie d’y plonger en ayant un oeil plus critique par rapport à certaines phrases..

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