Les invisibles Roy Jacobsen

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Histoire d’une île et de ceux qui s’en veulent les propriétaires et en sont surtout, magnifiquement, les prisonniers, Les invisibles dresse un tableau sensible de la famille Barrøy. Roy Jacobsen déploie dans ce bref roman une prose sèche, sans sentimentalisme, où s’entend la fatalité des saisons.

Avec une désinvolte maladresse, ce carnet de lecture se plaît à classer le contemporain dans des conneries de courants. Redondances et similitudes. Avec une lourde insistance journalistique et éditoriale, nous voyons, depuis un moment, affleuré le tourbillon d’un esthétique du nature writing. Une redécouverte, surtout dans le roman noir, de l’espace rurale. Pas certain d’adhérer à ce qui ressemble déjà à un automatisme.

Pourtant, la tenue d’un roman apparaît, à mon sens, essentiellement dans sa capacité à rendre signifiant son décor. Dans La leçon d’allemand, Siegfried Lenz transmuait ainsi la mer du Nord en paysage à déchiffrer. Autant de reflets au mystère constitué par ses personnages. Par son enfermement dans un archipel septentrional, Les invisibles introduit lui une indéchiffrable hostilité au cœur de son récit. Le roman ne raconte rien d’autre que la résistance acharnée pour survivre, espérer à crédit s’en sortir moins mal, sur Barrøy. D’ailleurs, sans vouloir le vérifier tout au long de ma lecture, je me suis convaincu que cette île était la même que celle de L’été des noyés. Nous n’avons ici pourtant aucun fantastique, aucune réponse artistique non plus, juste la rudesse des saisons.

Tout à cette intemporelle fatalité naturelle, Jacobsen détache son récit de tout contexte historique. Il s’ouvre d’ailleurs sur l’arrivée d’un pasteur sur l’île minuscule intégralement possédée par la famille Barrøy. D’où son nom. Contrairement au lecteur, l’homme d’église se sent réconforter de voir que tout dans sa paroisse semble inchangée depuis le Moyen-âge. L’invisibilité au centre de ce roman tiendra alors aux minimes variations qu’une existence humaine parvient à opposer aux déferlements des saisons. La grande valeur des Invisibles est de n’apposer aucun commentaire à ce constat, de décrire simplement les constructions tentées par Hans, le doux pater familias, puis, avec plus de hargne désespérée, par ses descendants. Il ne se passe strictement rien, le temps s’écoule sans véritablement se répéter. Une manière de grâce. Trop simple de la qualifier de poésie. Plutôt, pour rendre visible le sentiment de manque au centre de l’appréhension insulaire, « cette lente école de la solitude qui va de pair avec l’île et l’année. »

Il montre aux îliens qu’il leur manque quelque chose, que ce manque existait aussi avant sa venue, et qu’il va continuer.

De cette île perdue, miséreuse mais sans misérabilisme par une économie du récit par saut de chapitre en chapitre d’événements microscopiques douloureux à la poursuite d’une vie ordinaire, il serait diablement tentant de faire un symbole. La cartographie du manque et de la mélancolie, le miroir de nos enfermements. Avec une grande sagesse, Jacobsen s’y refuse. Il sait admirablement se contenter de son récit, des impressions frustres et profondes provoqué par l’enchaînement des catastrophes. Le père ne peut plus partir faire les saisons aux Lofoten, il oscille entre agriculture et pêche. Mais l’important ne paraît pas là mais dans la captation soudain d’un silence en tant qu’« infime aperçu de la mort tant qu’ils sont encore en vie. »

Cette gracile délicatesse dans les sentiments permets d’ailleurs de rendre crédible une fin où les faits dramatiques s’enchaînent. Ma seule très légère réserve sur ce roman qu’il convient de découvrir tient à la froideur « réaliste » du traitement des personnages. Sujet déjà évoqué à propos de l’indispensable Vie prolongée d’Arthur Rimbaud. En adéquation avec l’époque, le tout début du XX, les personnages sont enfermés dans ce qui pourrait paraître, paradoxalement, un défaut d’individualité. Concentrée sur leur survie, sur la volonté de l’auteur de ne les doter d’aucun héroïsme. Mais cette froideur ne dévalue en aucun cas la qualité du portrait des personnages : Hans vieillit quand il devient attaché à son chez-soi. Et bien sûr, Ingrid dont on suit le trop rapide passage à l’âge adulte nous apparaît clairement dans ses questionnements pleins encore d’enfance. Pourquoi ses parents sont les seuls à n’avoir pas davantage d’enfants ? Qu’est-il advenu de cette famille dont il ne reste que des maisons en ruines ? Ou tout simplement, le miracle d’un hiver « sans sentiment de vide, de solitude, de gravité. » Alors apparaît les invisibles traqués par Jacobsen : non tant ces personnages modestes mais que leur façon de lutter contre l’adversité et, pour le roman, de rendre captivant, sans fausse pitié, la façon dont il trompe leur misère. Nous nous en sortons pas mieux.

 

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