Ton histoire Mon histoire Connie Palmen

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Implacable plongée dans la psyché d’un poète, descente sous la cloche de verre qui enferme les protagonistes de ce drame dans leur rôle et leur fatalité, effleurement sans pathos de la douleur et sa culpabilité. Ton histoire Mon Histoire offre tout ceci mais demeure dérangeant. Connie Palmen y parvient à totalement se fondre dans sa vision de la personnalité de Ted Hughes, à nous retranscrire sa vision de Sylvia Plath mais en contraignant le lecteur à interroger sa fascination, voire la nécessité d’une telle appropriation.

Non sans raison, dans Jeu nouveau Raphaël Meltz se demandait ce qui nous permet de nous arroger le droit de nous emparer d’une existence  surtout en l’absence de sources vérifiées et donc contradictoires. Pour décrire le suicide de Sylvia Plath, pour tenter de détailler l’implication de son mari (ce qu’il s’est toujours refusé à faire lui-même) le plus souvent platement désigné comme coupable, Connie Palmen a, visiblement, non pas travaillé son sujet mais, par un calembour assez révélateur, s’est laissé travailler, pour ne pas dire hantée par son objet. Au point, une réussite admirable qu’il convient de souligner, de totalement s’effacer. Au-delà des soucis de méthode, voire de finalité posé par la mise en scène d’un destin dit tragique, durant toute la lecture, j’ai songé au massacre très embarrassant d’un tel sujet traité par un romancier français. Commentaires aussi pesants que le moi envahissant d’un auteur donnant des leçons de morales. D’une façon parfaitement déplacée, il m’est aussi venu à l’esprit qu’il était heureux que ce soit une femme qui ait écrit ce roman.

comment nos véritables personnalités, qui sont complexes, se sont mués en personnages stériles, réduits à des stéréotypes taillés sur mesure pour un public de lecteurs avides de sensations fortes.

La très fine appropriation de Connie Palmen de cette complexité interroge, sans nous heureusement nous livrer de solutions, la vanité de toute reconstruction. D’un sujet très vendeur, un couple de poètes mythiques, le suicide de Plath et l’exploration de ses douleurs transmuées trop souvent en une dévotion extérieure, l’autrice évite l’écueil putassier. Pour bien laisser entendre la très saine gêne véhiculée par ce roman parlons ici, désolé, d’une de mes vieilles obsessions : le suicide de Crevel, à trente-cinq ans, au gaz comme Sylvia Plath. Ergoter sur les raisons de son gestes (désillusion politique, retour invasif de la tuberculose, absence momentanée de Tota Cuerva ou, pour les plus idiots, sa bisexualité) m’a toujours semblé d’une indécence fort inutile. Tout ceci, rien de cela ou une inconscience instantanée où lassitude et dégoût soudain culmine. Sans doute en est-il de même pour Syliva Plath, qui suis-je pour juger, pis de quoi puis-je me réclamer pour entraîner le lecteur dans une réprobation morale toujours peu ou prou masqué par l’invention d’autres coupables ?

Elle avait quelque chose d’une fanatique religieuse, un besoin impérieux d’une pureté absolue, une disposition violente et sacrée à s’immoler – à immoler son vieux Moi erroné, à le détruire pour renaître purifiée, libre, et surtout, authentique.

Propension empêchée à penser que les souffrances de Plath lui appartiennent, qu’elles n’offrent ni solution ni salut. Des illuminations sans doute mais uniquement celles qu’elle a réussi à extraire du marigot de ses complexes et autres difficultés d’être. Son oeuvre à elle-même amplement se suffit. À la lecture du très beau (il faut dire un mot de la tension tendue d’un style évocateur et retenu) Ton histoire Mon histoire, se sentir submergé par mes souvenirs assez anciens, enfouis, de la découverte altérée de cette précision autophage de La cloche de détresse. Comment disséquer plus précisément les dépouilles d’un moi encombrant, emprunté, dévoré par l’ambition débordante d’une reconnaissance occultant, qui sait, d’insuturables traumas.

Celui qui n’a pas accès à la part occulte de sa personnalité demeure un poète de vers factices, aussi conventionnels et ingénieusement construits que la personna avec laquelle nous affrontons quotidiennement la lumière du jour et nos semblables.

Toute la vénéneuse beauté dans laquelle Connie Palmen nous happe totalement, sans jamais s’en prétendre distanciée, tient alors à la mise en scène de cette croyance unitaire dans la poésie, sa capacité à la transmutation de la douleur par une connaissance – par les gouffres bien sûr – presque alchimique d’un soi authentique, mythique pour ne point dire sacré. L’admirable réussite de Ton histoire mon histoire marche sur le tranchant de l’ambivalence. La reconstitution biographique demeure à mes yeux une pratique de flics : on cherche le sordide, on traque le scabreux, on espère le secret pour ne surtout pas nous demander quels motifs et mobiles l’ensemble serait sans cesse exposé, pour ne pas dire résoudre pour renvoyer le lecteur à la tranquillité d’un dénouement. La méthode de Palmen pose pour le moins question : poursuivre le fantôme d’un poète peut-il véritablement se faire à partir de ses écrits et surtout de l’appropriation d’un imaginaire censée en découler. Je ne suis pas certain de me faire entendre avec une suffisante clarté. Prenons un exemple, peut-être avez-vous eu le malheur de lire l’exécrable Liminov d’Emmanuel Carrère. Dans cette monstrueuse arnaque, l’auteur reprend tel quel les délires pseudo-autobiographique de Liminov, fait sans question ni style une transposition de l’écrit à ce qu’il nous est censé nous apprendre de la vie de l’auteur.

Nier le mal, c’est l’appeler. […] Le mal peut être l’ami du bien si on le comprend, si on lui donne forme, si on le ritualise. C’est à cela que servent la littérature et la religion.

Sous la plume parfaite et poétique (emplie d’image et comme dépouillée de lieu commun), Ted Hugues devient un « magicien sceptique » . Ton histoire mon histoire dessine alors la contamination et l’affrontement de deux imaginaires. Celui du mari, pleins de mythes et de magies, d’un lyrisme chassant la subjectivité, nous est donné à voir dans une feinte nudité. Étonnant de voir à quel point cette évocation dresse alors un portrait fidèle d’une époque, les années cinquante et soixante. Un imaginaire un peu naïf, un peu daté avant de se souvenir qu’il sert à se dédouaner. On peut se demander la nécessité d’entraîner les faiblesses psychologiques de Sylvia Plath dans l’hermétisme (autant de métaphore et d’expression de l’immuable, de la répétition du destin comme si la fatalité nous permettait de ne pas nous croire en cause) et surtout dans cette croyance à un Moi véritable, à une accession à son expression qui serait une délivrance. L’ambivalence toujours, ne jamais la quitter comme forme paradoxale d’honnêteté. Parfois, à cause d’une résidence d’artiste, j’ai songé aux Furies de Lauren Groff, la même manière de suggérer l’envahissant égoïsme de l’artiste. Le mari attentionné qui se révèle dans ce genre d’aveu à demi-mots, après l’avoir laissé pleurer, impuissant, toute la journée : « j’attendais la nuit pour l’enlacer, lui faire l’amour dans la tristesse, laisser notre passion mystifier la mort. »  Simultanément, Palmen suggère la difficulté d’accompagner la souffrance, éclaire d’autre explications sans qu’aucune ne puisse s’imposer.

On sort de ce court roman laisse déboussolé, incapable de prendre en partie mais plein de questions sur la nécessité de choisir qu’impose une mise en récit. Sans vouloir amoindrir ses manquements et autres infidélités, Connie Palmen interroge la façon dont Hugues s’est trouvé enserré d’emblée dans le récit de Sylvia Plath,  enfermé dans sa réalité obsessive à laquelle on peut comprendre, avec une once de culpabilité, qu’il ait voulu échapper.


Un grand merci aux éditions Actes Sud pour cet envoi

Ton histoire mon histoire (trad : Arlette Ounanian, 270 pages, 22 euros)

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