Après 2

Des bruits de pas. Elle est de retour. Pas seule ni avec lui, malheureusement. Au son, elle n’est pas chargée, encombrée de paquets à renifler de toute urgence. Une sorte de cadeau odoriférant, parfois même des tissus où se coucher, des emballages où se planquer. Jouer, comme elle dit, me manque.

La peur de l’autre voix qui l’accompagne dans l’escalier m’empêche de me précipiter sur le palier. Un des jeux les plus terrifiants que je connaisse. Son plaisir profond consiste à être rattrapée, à la lisière de l’endroit où leur odeur s’étend encore. La surprise du bordel par laquelle ils colonisent encore un peu d’espace. Une incapacité à habiter celui dont ils disposent surtout. La poussière, des cartons, des fruits et du froid, s’il y a autre chose, est-ce censé m’intéresser ?

Pour y entendre des voix aussi autoritaires autant ignorer le « grand dehors » comme elle l’appelle quand elle m’en interdit l’accès. Elle me prend dans ses bras, je feins de m’en offusquer. J’aime bien regarder d’en haut mes pénates. Pour le moment, il faut que j’en défende l’accès à celle qui l’accompagne et parle, très fort, à un autre qui ne répond pas. Ceux qui me ressemblent pas ont la curieuse habitude de miauler dans une petite boîte en plastoc. On leur cause, sont contents ces cons.

Moi, par contre, on m’ignore. Intolérable, inquiétant surtout dans l’impression de perdre, pour ainsi dire, le langage dès qu’on parle plus de moi.

À la place, pas plus mal, un grondement sourd monte des tréfonds et me voilà propulser partout dans l’appartement. Emportée, arrêt sur les plinthes, saut colossal de la table de la cuisine au bar. Personne ne salue mon exploit. On me néglige. Je boude en me repliant, en « chat-poulet », comme ils disent, sur le comptoir.

La curiosité l’emporte. C’est qui l’autre qui ose, sans s’être présentée, s’asseoir sur mon fauteuil. Je lui renifle les chaussures, ça lui fera les pieds. On me dit rien. Pourtant, la visiteuse paraît incommodé par mon approche, elle se rétracte et tente même, la sagouine, de me chasser. M’en fout, je lui grimpe sur les pattes et donne des coups de tête rageurs dans ses papiers (ça sent bon) qu’elle agite face au silence de celle qui devrait, normalement, sur le canapé, m’inviter sur ses genoux.

L’intruse m’empêche de m’installer sur mon fauteuil. Le tissu de son pantalon, raide, paraît pourtant tentant. Elle tousse et tremble, ma tête ne peut se poser sur sa grosse ceinture et l’espèce de machin en peau d’animal qu’elle y transporte. Parfum graisseux de danger.

Celle avec qui je vis est aussi fatiguée que moi. L’intruse devrait partir, nous sommes d’accord. Même si elle ne répond pas à mon miaulement interrogatif, je me replie contre elle dans le canapé et perçoit son agacement instable. Je peux le comprendre : le jeu c’est ne plus savoir si on en souhaite la fin ou en prolonger un instant encore la fatigante excitation. Ma pourvoyeuse de pâtés espère encore une réponse, une présence. L’autre, au ton de sa voix, refuse à lui prodiguer encouragement et consolation.

Avant, quand je ne comprenais pas tout à ce qu’il me racontait, c’est la première chose que j’ai su identifier. Faut croire que ça la rassurait, à son retour, de me féliciter sur la qualité de mon poil, son élégance innée et l’impénétrable intelligence de mon indifférence.

Un compliment, ça sert surtout de miroir et elle, celle qui m’a toujours pas filé à bouffer, en aurait bien besoin tant son poil, lui, ne resplendit pas. Son odeur animale ressort avec une aigreur inquiète. Elle devrait se laver ou dormir.

Bonne idée, tiens.

Même après un léchage les yeux fermés, le sommeil ne revient pas. La tension de la conversation me contamine. L’intruse et elle, debout, sont face à la porte. Dans ma veille pas très active, il me semble avoir à nouveau accès à leurs mots.

Celle qui n’a rien à faire ici répète : « On ne peut rien faire de plus pour le moment. Chacun est libre d’aller où bon lui semble. » Faut que je m’approche pour comprendre pourquoi on ne saurait se contenter de cette contre-vérité. Écouter, la réponse de celle avec qui je vis :

« Personne ne part ainsi, sans prévenir, sans argent ni téléphone. Vous devez faire quelque chose, j’attends de vos nouvelles ! »

Les hoquets, la respiration à contre-temps comme après une course effrénée, m’alerte. Le langage des hauts sur pattes c’est essentiellement, lui il le répétait souvent avec un sourire amer, entendre ce qu’il ne parvient pas à dire.

Rien à foutre au fond. Mon sachet, plein de sauce et de viande trop sèche, empli mon assiette. Le laper, être à nouveau seule.

Dormir.

Réveillée par une présence dans le bureau. Course, c’est lui c’est sûr. Vacarme d’une pièce en vrac. Ses papiers semés partout mais de lui pas de trace. Juste elle. Affairée, elle me parle. Sa croyance dans la possibilité de ma réponse me permet de comprendre son propos. Comment saurais-je s’il a laissé quelque chose avant de partir ?

Suis-je donc le gardien de mes frères ? comme il dit avec un rien de moquerie dans la voix. Moi, j’ai mes siestes syndicales et je ne peux pas renifler tous les papiers que ses mains, en catimini, couvrent de signes empressés et incompréhensibles. D’un bond, je me couche sur ceux entassés sur le bureau.

Elle ne me chasse même pas. J’aime pas trop la résignation distraite dont sans me regarder elle me papouille le cou. Aucune félicitation pour mon ronronnement rassurant. Elle s’agace sur le machin dont les vibrations crachent du papier à l’odeur humide.

« Faut pas que tu partes toi aussi » qu’elle me dit en se barrant, en pleine nuit avec un air égaré. Drôle d’heure pour une promenade. Elle chasse un papier et emporte plein d’autre, en guise d’appât peut-être. Après, faut bien reconnaître que la situation m’échappe un peu.

Direction le lit, dans l’espoir de les y attirer tous les deux.

 



L’épisode précédent est à lire ici.

Le suivant sera à découvrir dimanche prochain.

Tous les textes présentés ici sont sous Licence Creativ Common

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2 commentaires sur « Après 2 »

  1. J’adore ton texte, vraiment. Tu te mets bien à la place du félin, je trouve. Je lis en ce moment un essai sur les animaux et leurs langages et ça me fait un peu écho. Hâte de lire la suite dimanche prochain !

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