Un monstre et un chaos Hubert Haddad

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Magnifique roman empli de dédoublements tragiques, d’horreur et surtout saturé par une écriture d’une magnifique, sensuelle et profonde humanité. À la fois roman historique d’une précision sans concession face à l’atrocité des faits et récit aux frontières de l’onirisme, des magiques substitutions, Un monstre et un chaos est avant tout un immense roman. Hubert Haddad captive le lecteur par la ferveur de sa prose, son engagement à dire l’indescriptible de la Shoah, du ghetto de Lodz.

Nous parlions à propos du Bruit des tuiles d’un livre dont texture et tenue viennent seulement de l’écriture. Avant d’évoquer le rythme romanesque qu’Hubert Haddad ne perd jamais de de vue, il faudrait parvenir à saisir l’essence de sa prose d’une si captivante beauté. On pourrait approcher la spécificité stylistique de ce roman, elle est toujours appuyée sur une vision particulière du monde, par la capacité d’Haddad à s’approprier la langue de l’instant. L’auteur fait le choix de placer du yiddish sans traduction ni glossaire. Avec raison, il souligne que « les langues sont des sortes de partitions imagées qui se laissent entendre à demi-mots. » Hubert Haddad le rappelle avec beaucoup de pertinence, cette langue vernaculaire a constitué une sorte d’espéranto. Un langage dont il reste à tout lecteur contemporain autant de traces que celles laissées par une mémoire qui ne lui appartient pas. Toute l’importance stylistique intervient ici aussi : avec une indigne facilité on pourrait croire que l’histoire du ghetto de Lodz et de Chaïm Rumkowski (celui qui voulant préserver la population juive renforça la production allemande et repoussa à peine son massacre) est rebattue, voire un peu trop entendue. Encore très récemment, Le nuage et la valse nous laissait nous souvenir que nous n’en n’aurons, je crois, jamais fini avec cette histoire et surtout qu’il ne saurait s’agir – comble de l’obscénité – de trouver une nouvelle manière de le dire. Sans doute est-ce pour cela (qu’en puis-je savoir ?) que le style d’Hubert Haddad se présente aussi dans des termes inusités, un peu ancien dans leur élégance plastique. Très souvent, le lecteur est tenté de s’arrêter sur la perfection euphonique de la phrase « Il n’y avait bien que le bavardage infini, le pilpoul des porteurs de papillotes qui ne tarissaient pas. » ) ou par la beauté mortifère (on pense au motif de la neige) de la nature rendue dans ses essences un peu rares et donc d’une précision presque onirique. Au passage, sans que cela soit d’une grande importance, je me suis interrogé sur l’usage contemporain du verbe vaguer avec même un de ses extravagants dérivatifs : extravaguer. Pour clore mes trop longues notations sur le style de Un monstre et un chaos, il faut souligner à quel point le travail d’écriture est pour l’auteur une façon d’appréhender l’objet au cœur de ce récit. Le romancier parvient à donner un reflet de ce « langage de frémissements, d’échos, presque de scintillements » qui serait celui des jumeaux puisque « parler comme tout le monde serait se trahir » mais surtout médire cette « mémoire de l’impensable ».

elle donnait le sentiment d’un enfantement de lui-même ou d’un dédoublement, comme si Jan-Matheusza avait exhumé petit à petit son image dans un miroir de noyade.

Hubert Haddad, pour ainsi dire, dédouble l’aspect documentaire de son roman par l’introduction,  pleine de sciences (tant la tradition juive regorge de double, de substitution et d’expiation) et presque de sérénité, du très beau motif de la gémellité. Le héros de ce conte qu’est Un monstre et un chaos est d’emblée marquée par la rêveuse prédisposition, le substrat de fatalité, du choix de son nom. D’abord nommer Alter (joli substitution des sonorités juives à celles latines) toute sa quête, des premières exécutions au ghetto, sera de retrouver Ariel, son frère d’ombre. Aucune gratuité dans ce traitement, disons, merveilleux de l’horreur de l’Histoire. La vraie question portée par ce conte est celle de toute littérature : « Comment pouvait-on être si pareils et en vie chacun pour soi ? » La construction de Un monstre et un chaos (dont la dualité est suggérée dès le titre nietzschéen) s’emplit d’ombres et de rêves et s’assoit sur cette inquiétude au centre de notre rapport à l’Histoire : « Personne ne connaît le moment précis où la réalité bascule. » La réalité historique, quand elle se nomme Shoah, n’est qu’un cauchemar, une hallucination dont on ne se réveille pas, une série de reflets où la mort est une marionnette selon les mots de l’auteur quand « plus rien ne ressemble à rien ; d’ailleurs tout s’efface. »

Elle se disait que ce n’était pas elle, mais une autre, son double d’aucun ventre, une créature maudite qui cherchait à revenir au monde des vivants à travers son reflet noyé.

Alter deviendra Jan-Matheusza avant de revenir à lui dans une ultime dissociation et reprendre l’identité de son frère mort dans les premières pages du livre. Il faut laisser au lecteur le sombre plaisir de découvrir les derniers refuges de cette mise en scène seule apte à rendre toute l’horreur de la situation. Le contre-poids de rêve, de mythologie juive, de merveilleux et, osons-le mot, de poésie devient alors une façon d’incarner l’impensable de cette Histoire. Hubert Haddad élude tout pathos, l’émotion survient pourtant quand la mort apparaît, atroce et banale mais surtout par cette humanité qui, malgré tout survit, jamais mieux que dans les pages de cet admirable roman.



Un grand merci aux éditions Zulma pour l’envoi de cet immense roman.

Un monstre et un chaos (352 pages, 20 euros)

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