Berta Isla Javier Marias

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Métaphysique amoureuse, casuistique de la disparition, réflexion sur le libre-arbitre sous des allures de roman d’espionnage. Berta Isla reprend les obsessions et les thèmes chers à Javier Marías avec son habituelle finesse dans la pénétration psychologique des dissimulations de ces personnages, les mêmes phrases d’une sinueuse précision, la même sourde mélancolie musicale. Une très belle façon pour Marías de continuer son exploration historique et littéraire.

Quel plaisir de lire un  nouvel Javier Marías, de retrouver intact son univers si particulier, tout d’introspection et d’instants suspendus, de bascule entre l’univers anglais et celui espagnol où la révélation de soi tient souvent dans des termes difficilement traduisibles, dans son jeu d’espionnage qui sert de doublure littéraire à sa réflexion sur l’amalgame entre réalité et fiction, sa façon discrète surtout de continuer à mettre en scène une histoire contemporaine dont les mensonges apparaissent comme l’objet dont traite tous les romans de Javier Marías. À la lecture de Berta Isla on peut d’ailleurs se demander si seuls les grands écrivains peuvent se permettre d’écrire sans cesse le même roman. On pourrait d’ailleurs prendre l’affirmation à l’envers : ne devient-on pas un grand écrivain en creusant son propre sillon dans les limites de ses obsessions, en leur inventant sans cesse de nouveau visage. C’est aussi de cela dont traite Berta Isla : notre désir de pluralité quand tant et tant nous nous imitons.

À l’heure qu’il est, peut-être éprouve-t-il le besoin de ne pas être ici, de cesser d’être lui et d’être un autre, voire plusieurs autres à la fois, il ne supporte pas d’être en permanence non équivoque, d’être unique.

Les romans de Marías sont remplis de revenants, de personnages récurrents, leur nom devient alors signe vers un thème. J’ai retrouvé, en public conquis, les don oxfordiens mis en scène dans Dans le dos noir du temps et tout particulièrement le tournoyant professeur Wheeler dont la présence fait basculer Tom Nevinson, l’opaque protagoniste, dans le roman d’espionnage. Faut-il le rappeler au lecteur connaissant encore mal l’œuvre de Javier Marías, il faut catégoriquement lire la trilogie Ton visage, demain ? Dans cette grande saga dont le romancier semble heureusement ne parvenir à se détacher, le protagoniste devient une manière d’espion littéraire par son aptitude acquise à déchiffrer le devenir des visages, à influer sur les choix qu’il croit alors pouvoir faire. Berta Isla reprend ce fonctionnement du devenir espion comme métaphore, une mise en abyme suggéré par le roman pour mieux, sans doute, s’y refuser. Javier Marías nous invite à penser que l’espion est l’incarnation terminale d’un personnage pour son romancier. Au fond, il lui fait jouer des rôles, essaie des imitations de langues, le dote de gestes qui seraient un déguisement de ceux réels mais jamais ne parvient tout à fait à percer son opacité, voire son inexistence.

Nous sommes plus ou moins comme le narrateur à la troisième personne d’un roman. {…} Il est clair qu’il existe et n’existe pas tout à la fois, ou qu’il existe tout en étant introuvable.

Ainsi se présentent les espions fantomatiques de cette organisation clandestine, sans réelle existence, qui entraîne Tom, par son don pour les langues et l’imitation d’accents, dans une autre vie qui, à force de ne pas pouvoir être dite, n’existe pas véritablement. Tom devient un outcast of the universe, un banni, un de ceux censés œuvrer pour la préservation du Royaume. Berta Isla devient alors politique et se présente alors dans cette ambivalence trop dérangeante pour ne pas interroger le lecteur. De prime abord, il serait aisé de qualifier les romans de Javier Marías de bourgeois : un univers feutré dont le confort se sait innée, transmis comme une place à laquelle on aurait le droit et dont seul une déviation nous détournerait. Une sorte de distanciation assez pessimiste et dont la mélancolie signerait le désengagement, voire de toute action collective. Mais, comme dans tout bon roman, les choses sont moins simples, les jugements suspendus car ils émanent avant tout des personnages. Dès lors, la question obsédante de Berta Isla reste que choisit-on de nos vies, peut-on vraiment influer sur celle d’autrui, au nom de quel bien s’introduit-on dans celle d’autrui quand on sait, in fine, ne pouvoir en percer la primale opacité ? On s’invente des justifications, on finit par y croire. Et c’est cela que nous donne à lire Berta Isla. Une façon aussi de nous confronter à notre absence de réponse. Javier Marías développe en dialogue une conception historique qui continue à m’interroger : j’éprouve souvent la tentation de considérer l’Histoire comme immuable, répétition du même d’où il serait tout de même possible de tirer des inchangés, tout au moins de la pensée en regard avec ce qui s’est déjà passé ou plutôt en lien avec les représentations littéraires (ici une scène de Shakespeare) qui peut-être en on saisit l’essence. Pourtant, Berta Isla nous le rappelle, l’Histoire est sans doute aussi, simultanément, circonstancielle. La vouloir éternel retour serait une façon de s’inventer des justifications. Après avoir évoqué dans Si rude soit le début la fin du franquisme, Javier Marías se permet alors une évocation précise des sociales, ces agit-prop infiltrés du temps du franquisme mais aussi les Malouines et l’Irlande du Nord. La même dissimulation, des souffrances différenciées ?

Ainsi en va t-il des vies qui, comme la sienne et la mienne et tant d’autres, se contentent d’exister et d’attendre.

Toute la finesse de ce roman est donc de se placer en dialogue. Avec un beau travail sur le rythme, nous osons dire le suspens car la manipulation qui plonge Tom dans sa vie clandestine apparaît très vite comme telle, Javier Marías ne se contente pas d’écrire un roman d’espionnage littéraire. Soulignons au passage la façon dont l’auteur le construit surtout comme une évocation et un écho à l’œuvre de T.S Elliot. Toute cette histoire ne serait que ce death of the air. Sans doute n’aurait-elle pas suffit à emplir les six cents denses pages de ce roman. Javier Marías y introduit le très joli contre-point d’un regard féminin sur l’absence. L’autre question du roman serait de savoir l’effet de vivre avec un absent, un mort en suspens, un vivant par intermittence. Comme pour toutes les figurations littéraires, Berta Isla se contente de suggérer qu’il s’agit d’un miroir à la vie de n’importe quel couple tant « ce qui concerne l’autre relève toujours du domaine de l’imaginaire. » Ou pour être plus précis d’un terme espagnol sans équivalent : imaginarias. Disons de la fantasmagorie, du rêve éveillé, de la reconstitution. Berta Isla, la femme qui croit avoir décidé d’épouser Tom dès son adolescence devient un personnage d’une profonde complexité. Jamais seulement une incarnation de l’attente, une résignation à l’opacité malheureuse de son mari. Il est assez rare, même dans mes souvenirs dans Comme les amours, que les personnages féminins de Javier Marías acquièrent cette densité, cette mélancolie de l’acclimatation, des changements que l’on voit sans savoir tout à fait les accepter.



Un grand merci aux éditions Gallimard pour l’envoi de ce roman.

Berta Isla (trad : Marie-Odile Fortier-Masek, 587 pages, 23 euros)

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