Asta Jon Kalman, Stefansson

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Le manque et l’exaltation ; la vie dans les instants où elle vibre. Jón Kalman Stefánsson poursuite son entreprise poétique, sa lancinante interrogation de ce qui fait une vie, des amours qui, magnifiquement, la décompose. Ásta instaure une très belle communication en absence, un récit non linéaire de la vie brinquebalée d’Ásta. Lyrique et pleine de cette sensualité susceptible de surprendre les instants de bonheur de ses personnages, la langue de Jón Kalman Stefánsson donne un joli écho au quotidien, à sa mélancolie mais aussi à une rare défense de l’exaltation et de son non-conformisme.

On retrouve dans Ásta tout le charme et la profondeur qui font l’attrait de l’œuvre de Jón Kalman Stefánsson. Soulignons d’ailleurs qu’en avançant dans le temps ce qui ressemble fort à une saga islandaise, à un portrait de son pays par une description jamais linéaire mais toujours plurielle, ce roman s’éloigne des envolées facilement lyrique et de ses grandes phrases quasi cosmogoniques parfois un peu risible dans À la mesure de l’univers. Jón Kalman Stefánsson joue ici une partition très maîtrisée entre le complexe et sa tension vers un universel qui réclame la simplicité en trompe-l’œil de l’évidence. On pourrait penser qu’il y parvient en modelant sa prose sur la rengaine. Comme tout roman d’amour,  Ásta sait revenir sur des sentiments loin d’être inédits. L’accompagnement de Nina Simone en est sans doute exemplaire : la singularité de nos vies, de nos exaltations varient au fond assez peu. Le roman en profite d’ailleurs pour interroger les déterminations héréditaires des personnages et poser ainsi un de ses thèmes : comment conserver l’exaltation, répondre à cet appel de la fuite, de l’alcool ou de la fête, de la nuit ou de la tristesse, de tout ce qui nous aide à « contrer ne serait-ce qu’un petit peu les ténèbres de cette vie minable et stupide ? » Ásta s’enfuit, souffre, fait tout pour se définir en dehors de l’horrible de cette reproduction prétendument héréditaire. Le romancier lui accorde un crédit dubitatif, pas davantage qu’à un ressort dramatique. Jón Kalman Stefánsson en fait un moyen de faire le récit du passé et des façons dont l’héroïne, comme ses parents, ne parvient à s’en défaire.

Quelle injustice que cette bouteille soit vide. Que les verres se terminent, que les phrases s’achèvent, que le jour s’éloigne, que les rêves se dissolvent.

Parfois grandiloquent (mais le plus souvent à juste titre), l’évocation du passé permet à nouveau à Jón Kalman Stefánsson de montrer surtout à quel point nous sommes constitués d’ombres, « de revenant qui raconte un tissu de mensonges », de « manque de toi qui dépasse les limites des vivants. » Le passé devient une manière de montrer que c’est toujours la mort qui est au bout du fil pour reprendre une des belles formules de l’oncle d’Ásta. Pour rester dans la poésie, il faut aussi indiquer ce très beau morceau de poème par lequel l’auteur justifie ses dispositifs narratifs élaborés. Je cite en substance : seul Dieu pourrait dresser un récit linéaire de ce que c’est vivre mais comme il n’existe pas… Il reste aux humains d’inventer des paroles d’outre-tombe. Sigvaldi, le père d’Ásta tombe d’une échelle, son temps se dilate dans l’évocation de son passé, dans la mémoire de la fuite qui constitue, donc, une hérédité pour Ásta. Le roman sait évoquer les conséquences, les égoïsmes peut-être aussi, des raisons « pourquoi nous devons faire durer pleinement et entièrement les moments où notre existence toute entière vibre. Où elle s’approfondit au point, parfois, de devenir bonheur. » Le père de Sigvaldi connaissait des épisodes de fuites dissociatives, de cette destruction de soi dans l’alcool, en virées folles et amnésiques. Son fils se construit dans la crainte de reproduire ce type de comportement, son frère, poète semble en avoir pris sa part. Mais l’hérédité, même si on n’y croit guère, fascine. Sigvaldi épouse Helga, elle aussi en plein refus, toujours poursuivie par l’exigence d’une vie qui ne soit pas quotidienne, routinière, sans entrain ni exaltation. Au fond peut-être que le roman nous permet d’osciller entre ce désir d’abandon et la vie calme que nous savons, grâce à lui, continuer malgré tout à mener.

Comme dans À la mesure de l’univers, le charme des romans de Jón Kalman Stefánsson est de savoir rendre flottante et éparpillée ce qui est, au fond, une saga familiale. De son agonie heureuse et oublieuse, Segvadi se souvient surtout de ses instants brillants. Les joyeux transports amoureux de l’ardeur sexuelle, le sentiment que l’on éprouve quand on vit ce que l’on sait ne jamais oublier, le réconfort prodigué à son frère cependant qu’à grands râles son père meurt. Douleurs et mélancolies plus que jamais indissociables aux éclats de bonheur que véhicule Ásta. L’autre dispositif narratif en réponse, pour ainsi dire, est les lettres qu’Ásta expédie à un amant absent. Là encore le souvenir de l’amour ne survient que trop tard. Le roman parvient à en rendre la brutale magnificence.  On découvre, peu à peu, les amours malheureuses d’Ásta. Là encore Jón Kalman Stefánsson nous invite à nous demander si elles ne furent pas surtout magnifiques d’être sans résignation. Il faut découvrir l’ultime lettre de Josef, tout en déni, tout en force. Dans À la mesure de l’univers, l’auteur s’amusait à rendre l’instance narrative insituable. Il reprend, en la clarifiant progressivement, cette forme par une assez drôle caricature de l’écrivain au travail, sur les interrogations de notre responsabilité individuelle (puisque vivre, il le rappelle, est prendre responsabilité des autres) dans les catastrophes à venir. Jón Kalman Stefánsson signe ici un livre plein de blessures, de manque mais un roman incroyablement joyeux, plein de ces exaltations que nous ne devons laisser passer : « Nous devons pourtant continuer à vivre en veillant à pratiquer des brèches dans le silence. »



Un grand merci à Folio Gallimard pour l’envoi de ce roman

Ásta (trad : Éric Boury, 479 pages, 8 euros 40)

 

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