Les géorgiques Claude Simon

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Prosopopée fascinante, entre hypotypose et description quasi objectivée, Les géorgiques met en scène la continuité de nos déroutes. Claude Simon y porte le lecteur dans l’enroulement de ses phrases et leurs interruptions pour laisser apercevoir les superpositions des époques. D’une lecture parfois exigeante, d’une intrigue un rien étirée et à l’occasion difficile à débrouiller, Les Géorgiques parvient, dans son ampleur, à capter les instants fugaces de nos vies, leurs enfouissements et leurs attachements à la terre.

Histoire d’une lecture reprise. Depuis quelques mois, Les géorgiques, d’un coin de ma bibliothèque, me guettait d’un regard interrogatif. Rangement hasardeux pour accueillir tous les petits nouveaux qui se pressent déjà, la tranche blanc et bleu de ce livre interrogeait ma totale absence de souvenirs de ma lecture. Par envie de me plonger dans un texte hors de toute actualité, je l’ai extrait de mon amnésie. Un ticket de métro à la page vingt-sept comme explication au peu de traces laissées dans mon esprit par ce qui est, quoique l’on puisse en penser, un grand roman. La preuve la plus évidente est sa capacité à toujours échapper à l’immédiateté un peu bête de cette dichotomie, déjà soulignée par Roland Barthes, entre le j’aime et le j’aime pas. Constamment dans Les Géorgiques, il ne s’agit pas de susciter l’adhésion du lecteur et de le prendre au piège du récit mais plutôt de se démarquer. D’où mon premier arrêt. Faut bien l’admettre, après une description brillante d’un dessin décrivant l’échange d’une lettre pour ne pas dire d’une sentence, la première partie du roman est plutôt raide. Des phrases brèves où se confondent personnages et époques. Dans tout le roman, on passe d’un général révolutionnaire qui a voté la mort du roi, à un soldat de la soi-disant drôle de guerre, à un engagé volontaire dans la guerre d’Espagne. Mieux que personne, Claude Simon fait résonner les déroutes, les entremêle et les amalgame. C’est parfois difficile à suivre sauf quand la phrase prend de l’ampleur, finit par presque former un chapitre hormis l’intrusion en italique, par des si biens nommés points de suspension, d’une autre époque. Les Géorgiques pourrait alors se comprendre comme une description de ce que l’on perd que ce soit un attachement à la terre ou la direction d’un combat.

rendre aussi cela crédible, hésitant, semblable à quelqu’un qui parlerait d’une voix sourde, rêveuse, le regard fixé devant lui sur le vide et s’arrêterait tout à coup, (un homme en train de raconter la passion qu’il a eue pour une femme et dont il sait bien qu’elle est incompréhensible à tout autre qu’à lui-même, prévoyant le sursaut réprimé, l’acquiescement poli, stupéfait, du confident auquel il montrera la photographie), et à la fin se décidant, lâchant le mot impossible à faire admettre, qui était pourtant le seul qui traduisît, l’intraduisible, formant une à une sur le papier, lentement, les lettres qui le composaient, écrivant que cette période avait été comme un « enchantement ».

Mes excuses pour la longueur de la citation. Impossible de la tronquer pour rendre une image de l’esthétique de la suspension qui travaille tout le sens de ce roman. Pour admettre la difficulté, et la prétention, d’en parler, il faudrait dire qu’une question n’a pas abandonné ma lecture : pourquoi faire aussi compliqué ? Avec ce roman souvent auto-référentiel, Claude Simon inverse cette question : pour quelles raisons le roman devrait être simple, confondre la réalité avec les pauvres mots dont on la couvre. On ne saurait désormais raconter une histoire, il faut lui inventer une autre forme pour rendre l’épuisement du récit connu par le vieux vingtième siècle. Certes. On sait pourtant Claude Simon peintre de bataille ou plutôt, comme il le dira à propos, de la guerre civile espagnole du passage d’une « pantomime avec effusion de sang » à un « cauchemar de bruit sans mouvement. » C’est beau n’est-ce pas ? Il convient sans doute de protester, de montrer comme une façon de ne jamais tout à fait s’y résoudre, contre le fait que « l’Histoire se manifeste (s’accomplit) par l’accumulation de faits insignifiants sinon dérisoires. » Au passage, il faut souligner la virtuosité avec laquelle Claude Simon joue des parenthèses, précision adventice ou façon de souligner l’inutilité du personnage tant très souvent elle précise qui est ce lui, quel est ce narrateur fuligineux. Mais, je crois (tant il m’est difficile d’avoir un regard définitif sur ce roman avec tant de chose m’y échappant) la grande beauté de ce roman est sa lutte contre la gratuité.

On dirait que les mots assemblés, les phrases, les traces laissées sur le papier par les mouvements de troupes, les combats, les intrigues, les discours, s’écaillent, s’effritent et tombent en poussière, ne laissant plus sur les mains que cette poudre impalpable, couleur de sang séché.

Le récit comme convention dont le romancier s’amuse. Sans doute. Il en joue pourtant pour se maintenir dans la sauvegarde dans tout ce qu’elle a de dérisoire. Le personnage auquel Les géorgiques accorde le plus d’importance est ce lointain ancêtre (la maison en ruine, où se retrouvent toutes ces archives, est au centre du roman, image trop facile du roman lui-même ?) régicide, cette voix qui aurait emporté la majorité. De lui, il ne reste que le dérisoire intérêt pour ses chevaux. Claude Simon serait-il le dernier romancier de la cavalerie ? De La route des Flandres à L’acacia, il porte le cheval comme la dernière incarnation d’un monde qui s’enfuit. Il n’en reste d’ailleurs que le passage des saisons, la conscience de n’avoir pas tant d’années à jeter par les fenêtres, le soin par correspondance pour cette terre qui donne, avec tous les massacres dont elle porte le souvenir, titre à ce roman. Loin de réellement connaître l’œuvre de Claude Simon, ce souci de la terre apparaît dans une conscience sociale que je ne m’attendais pas à trouver chez lui. Son attention aux objets, à ce qu’il préserve et la prise qu’il offre à la description, permet aux Géorgiques d’échapper à cette vanité d’un entretien de la terre confié à d’autre, un soin domestique par procuration que le romancier parvient à montrer comme une forme de domination sociale. La guerre, l’autre grand sujet de Claude Simon y apparaît comme une mascarade menée par des gouvernements aussi défectueux que les bombes qu’ils fournissent et pour qui « la solution la plus simple à leurs problèmes, leurs ambitions, leurs peurs, se résumait en un mot : tuer.»  Claude Simon nous donne à nouveau à voir « le monotone théâtre des tueries. » mais surtout la capacité de survie des hommes qui y sont lâchés. Tous les personnages sont en déroute, survivent mais il reste la terre, les noms de lieux, la vie obstinée…

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