L’homme heureux Joachim Séné

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flux de nos pensées – saloperie d’inconscient collectif contemporain – capturé en capsules – autant de câbles, de liens – chambre d’échos et de plages – pour donner un lieu, une formule, un vertige, une nuit – il faudrait socialiser nos IP avant de les anonymiser – L’homme heureux – Robin Sonntag – quatre-vingt dix huit pour cent de Joachim Séné – explore – et s’absente – des îles dans le vent – pour une très belle préservation d’une poétique du numérique – cantique quantique – désolé – de nos vies perdues dans les réseaux – dystopie de nos quotidiens où la peur rattrape –

On l’aura compris par mon pastiche malheureux, L’homme heureux s’offre comme un essai de pensée poétique contemporaine. « pourtant on invente une nouvelle façon de parler, une oralité qui s’écrit sur les écrans. » Voici un moment, me semble-t-il, que la littérature s’essaye à rendre compte du bouleversement numérique. Avec une réussite très discutable. Faute sans doute de prendre le sujet à bras le corps, d’en faire l’objet protéiforme de la prose. Joachim Séné y parvient admirablement. Peut-être parce que son livre déborde de renseignements précis, d’une connaissance parfois déroutante (faut bien le dire) des réseaux et de la façon dont ils se constituent, s’interpénètrent, s’effacent, se surveillent, s’accélèrent et se détruisent. Peut-être est-ce d’ailleurs là une des réussites de L’homme heureux : on ne résume pas internet, on le parcourt, effaré, intéressé, inquiet, on rêve d’y échapper. C’est ce ressenti que parvient à nous transmettre l’auteur : naviguer à vue, d’île en île, sans être certain de tout comprendre mais assuré d’y entendre, malgré tout, la musique du monde. Le roman (?) se fait parfois technique dans sa « poésie de la technologie à venir ». Mais c’est précisément par son ressassement en apparence déstructuré que Joachim Séné nous fait comprendre les notions les plus complexes. Avant de revenir sur l’ordinateur quantique (j’offre une bière au premier qui m’explique ce que c’est hors d’une belle métaphore aux infinies virtualités), soulignons la volonté de L’homme heureux de créer une géographie de nos réseaux, de tenter de les situer dans un espace social mais de le faire avec poésie, si tant est que la poésie soit ce qui échappe. Avant de causer IP, proxy, TOR et (GNU) Linux, il faut dire un mot sur l’assiette fuyante du narrateur qui sporadiquement apparaît.

l’humanité envoie ses mots dans mes pensées – la télépathie c’est ça, le tapage que font les mots des autres dans ma tête

On pourrait pour traquer la présence du narrateur esquisser une manière d’archéologie de cet internet littéraire, poétique, qui a profondément (avec un certain détachement donc) marqué l’auteur de ces lignes. Oloé on dirait pour situer ce narrateur qui parfois, au café ou à la médiathèque Elsa Triolet apparaît dans son écoute du monde tel qu’il ne va pas du tout. Ou alors le capturer dans des fragments, des chutes et des conséquences tels que les met en scène l’indispensable site de Joachim Séné. Archéologie, dis-je, tant soudain je vois que cela fait fort longtemps que je n’ai pas consulté cet atelier ouvert, depuis disons que son flux RSS chez moi ne fonctionne plus. On fait mine de s’y connaître donc. Reprenons. On peut comprendre L’homme heureux comme des bribes et des échos de ce qui est capturé de ce qui s’échange dans le monde. J’aime assez l’idée de saisir la présence de l’auteur dans son texte (et le monde numérique dans lequel il s’inscrit la déplace sans cesse) par une autre image. Une sécession d’un certain internet continue à me sembler être la forme la plus achevée d’une poétique d’une numérique. Moi, je m’imagine Joachim Séné écrivant des nuits, fixant sur le papier ses vertiges virtuels. Et ça s’achète, ça se transmet autrement, c’est précisément ici

à partir de quel moment l’acceptation du moindre mal devient-elle participation active à un processus de destruction de masse

Pour localiser la poétique numérique en jeu dans L’homme heureux il va falloir mettre les mains dans les caisses de sa virtualité. On peut lire le roman comme une dystopie, le comprendre comme une distorsion quantique de notre réalité. Si j’ai bien comprise l’assise scientifique de ce livre – sinon rien à foutre on en fait une métaphore – l’image la moins imparfaite du futur plein de peurs dessiné par Joachim Séné serait à l’image du célèbre chat de Schrödinger : enfermé dans une boîte, il est virtuellement là et pas là, ici et ailleurs. Notre inscription dans le réseau est à ce prix. Il s’agit, sans doute, de ne pas s’y résoudre comme l’auteur affronte pied à pied sa « complaisance descriptive » – la solitude c’est tout le temps – c’est toujours la nuit, la peur. L’homme heureux ce serait ceci, peut-être ceci, une langue d’emprunt, d’appropriation, de pirates et de reproduction pour s’en défaire. Le tiret quadratin qui relie plus que ponctue tous ces flux (il faudrait parler de la précision de la chute des rares virgules), l’italique qui parfois souligne les emprunts parvient à donner une image d’une langue neuve, consciente de son passé et de ses échos. Pour revenir à un des cinéastes qui me fascine (est-ce vraiment un hasard s’il fut un des premiers à proposer ses films en vidéo à la demande, à interroger le droit d’auteur, à subir moult procès pour son détournement d’image dans son indispensable Histoire(s) du cinéma), L’homme heureux joue avec Masculin Féminin de Godard. J’y vois une belle illustration de la complaisance descriptive à laquelle l’auteur feint de s’abandonner. JLG disait dans son film dans masculin il y a masque, dans féminin il y a fin (rien à foutre des guillemets) et s’emparait ainsi des pires clichés du genre. On paraphrase encore sa célèbre formule pour décrire l’angle sociologique de son film (les enfants de Marx rencontrent ceux de Coca-Cola) en disant que L’homme heureux ce serait un  peu (même s’il me faudrait une meilleure référence) les enfants de Bourdieu qui se frottent à ceux de Google. Le flux du livre est celui de ce qui s’échange sur internet. Impossible alors de faire l’impasse sur le cul et sa consommation de données. Joachim Séné parvient à nous restituer cet envahissement du réseau comme un fantasme douteux, des câbles phalliques et violeurs, des bites pleins les bits. Une version de la féminité aussi qui subit ce regard. Mais toujours dans une écriture du « à la fois ; quantique, impossible à prévoir » On pourrait dire qui ne résout aucune équation. La fin de L’homme heureux liste une partie des inspirations, sources et emprunts. Même si c’est sans doute plus au Georges Perec d’Espèces d’espace qu’il fait allusion, j’aime à y voir une référence à celui de La vie mode d’emploi dans lequel un peintre dessine des paysages, les fragmente en puzzle et les reconstitue pour mieux les effacer. Pour son tout dernier, l’ultime pièce est un x (perpétuelle inconnue), son œuvre ouvre un w (W ou le souvenir d’enfance). Et une des prémisses de la mise en  réseau fut aussi la comptabilité des morts nazis.

On finit alors sur une dernière référence que je ne suis pas certain d’avoir décrypté est l’allusion à Georges Simenon. Et ça agace. On s’en empare donc pour parler de ce thème mis en lumière par la dystopie : gris monde du travail – peur de ceux qui n’ont jamais peur – le monde devenu banlieue, en périphérie de lui-même. La contestation sociale se réduirait à l’exigence de pouvoir se suicider au travail, d’avoir une pièce – dont personne n’a la clé – pour baiser au travail. Ne pas s’en sortir, tout est sali et c’est alors que revient la tentative de « programmer la notion sociale, humaine, dans ce protocole » Dans un avenir déjà présent nous ne serons que des adresses IP. Si on est optimiste, on dit L’homme heureux nous offre un autre réseau (un proxy ou l’image du réseau TOR qui en guise d’anonymat échange les identités), il détruit celui publicitaire et mercantile en train de s’installer. Un peu moins naïf, il offre juste un retrait, une île, pleine de fétiches mais sans câbles où perdure la possibilité d’un échange amoureux. En tout cas, une tentative incarnée d’une écriture numérique.



Un grand merci aux éditions Publie.net pour l’envoi de ce tissus de paroles.

L’homme heureux (210 pages, 18 euros)

5 commentaires sur « L’homme heureux Joachim Séné »

  1. en physique quantique, une particule peut se trouver en deux lieux en même temps. en informatique non quantique, c’est oui ou non, 0 ou 1. on comprend facilement pourquoi en informatique quantique, on résout les problèmes beaucoup plus vite. cela dit, de là à réaliser un PC quantique, c’est une autre paire de manches, à cause de la température proche du zéro absolu à laquelle devraient tremper les composants 😉

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    1. Merci pour l’explication. J’avais bien compris que l’on y était pas tout à fait. Reste à connaître les applications concrètes d’un calcul plus rapide et ses conséquences disons éthiques

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