Nous insulaires pensons que notre île n’est pas une carte-postale à vendre, sur les réseaux, à tous ceux qui pourraient se payer son pittoresque. Pour parier sur un autre devenir pour notre île, nous avons tenté ceci : moins on parlera, moins on photographiera notre île moins elle attirera les mauvaises personnes. Une île est avant tout imaginaire…
Le type du bistro veut peut-être simplement voir ce qui se passe. Vérifier cette histoire ou seulement ne pas pouvoir s’empêcher de tenter de comprendre pourquoi ça ne marche plus. Qui sait pourquoi on agit ?
En tout cas le type, Philippe puisqu’il faut bien lui donner un prénom, sent qu’un truc ne tourne pas rond. Déjà être surpris par le cri des goélands, franchement. Plus grave, comment on voit que l’antenne est tordue d’en bas ? Il est certain d’identifier la baraque du type. Y’en a pas bezef sur la route du phare. Depuis celle du type, le point de vue est détestable. Philippe parvient pourtant à reconstituer la scène telle qu’elle est censée s’être passée.
Les lueurs cycliques du phare ont éclairé un instant l’antenne, après une petite pause elles reviennent. Au second coup d’œil l’autre gus à dû voir une malformation. À moins qu’il ne soit de mèche.
Philippe décide d’aller voir d’en haut si, depuis la plateforme, on peut vraiment sectionner l’antenne. Lui, il a toujours cru que les communications passaient par le sémaphore, à la pointe du Talus. En zone militaire pour que ça ne rigole pas si cette coupure est intentionnelle. Difficile à croire pour Philippe qui bosse, depuis vingt ans déjà, dans la sécurisation de sites industriels. Enfin, maintenant, il fait surtout bosser les autres et se contente, sans parvenir à vraiment les empêcher, de prévoir les possibles incursions. « Expert en vulnérabilité », elle l’appelle sa femme pour se foutre de son insensibilité. Paraît que les failles humaines c’est pas son fort.
Pourtant aujourd’hui, en vacances, il a l’impression d’en être saturé, de failles. Il profite de cet espace de, pour ainsi dire, liberté pour monter en haut du phare. Il a laissé sa femme et le gamin dormir. Ça lui arrive de plus en plus souvent, le besoin de couper. Le désir de prendre le large. Soudain, on se demande si un jour on va pas partir chercher des clopes pour plus jamais revenir, pour voir si on peut se réinventer.
Il vient depuis un moment sans jamais avoir visité le phare. Il s’étonne de l’affluence sur le parvis : quel besoin de prendre de la hauteur pour découvrir la splendeur de la lande alentour, l’abrupte découpe des falaises ou se laisser submerger par la mer de tous côtés ?
Philippe s’apprête à patiemment faire la queue. Avant de comprendre : personne n’attend pour monter, tout le monde allonge le bras, s’approche de la source, dans l’espoir de capter un ultime résidu de réseau. On veut tous être au cœur de l’événement et, quand c’est sans danger, contempler la montée d’une panique collective. Une sorte d’exaltation à partager ce que l’on ne comprend pas.
« Et vous, vous en avez ? » La question de la jeune fille lui permet de se rendre compte qu’il a laissé son téléphone chez lui. Si on ne lui avait pas dit, cette coupure du réseau l’affecterait-elle vraiment ?
Incertain, Philippe commence l’ascension. Il sent la présence de la jeune fille derrière son dos. Fumeuse comme lui vu comment elle halète. Une fois sur la plateforme, le point de vue lui rappelle l’attrait de cette île, de ce qui le fait sans cesse y revenir. Un truc sans mots, une sensation de retrouvailles, la calme certitude d’être ailleurs. Un instant où le paysage retient ce que l’on ne saurait en dire.
L’action a toujours été le refuge aux mots qui lui manquent. Il se penche vers l’antenne-relais, si tant est que ce soit bien son nom. Il y distingue une protubérance. De loin, d’en bas, on pourrait croire à une torsion. D’où il est, il voit un boîtier inaccessible. Visiblement, il n’est pas le seul à se demander comment l’attraper. La jeune fille qui le suivait semble mesurer des yeux si, en se penchant, elle pourra s’en saisir au vol.
Ils entament une discussion comme s’ils ne devaient surtout pas être entendus. Personne d’autre autour de l’altière lentille rouge du phare. Un plan s’impose à eux. La jeune fille va retenir Philippe qui va se pencher et saisir le boîtier.
Un instant suspendu de vertige : ça doit faire ça quand un goéland vole. Heureusement, le mouvement ne dure pas longtemps. Philippe se demande d’où lui viennent les réflexions étranges qui commentent chaque instant de sa matinée. Quand il revient, souriant, sur la plateforme une voix lui dicte cette révélation : maintenant que les réseaux sont coupés tu ressens ce que tout le monde y cherche, une attention pour le moindre de tes gestes.
La jeune fille et lui savent ne pouvoir discuter dans ce lieu surexposé de leur découverte. Avant que Philippe se demande où l’on va quand on veut se planquer, sur une île, avec une si charmante jeune fille, elle lui intime de la suivre.
Il ne s’attendait pas que ce soit pour le guider vers ce luxueux hôtel face au grand large. Qu’elle emprunte, par l’arrière, une entrée dérobée, probablement celle du personnel.
« J’ai rendu des services, je dispose d’une chambre maintenant que j’ai trouvé un filon de recherches à faire sur l’île. Je t’expliquerai un autre jour. »
Couloir aveugle. Iode et salpêtre. Chambre minuscule, couverte de papiers, de photos en noir et blanc. Un parfum d’invention, de joyeuse recomposition d’un passé sans appartenance.
C’est marrant, se dit la jeune fille, notre découverte a effacé toute trace d’embarras. Avoir piqué, avec un inconnu, un boîtier et tenter, dans ma chambre, d’en comprendre le fonctionnement paraît normal. Mastoc, le type est rassurant, un peu trop éberlué pour avoir des idées derrière la tête. De ses ongles de guitariste, il tripatouille la boîte, il en inspecte délicatement l’absence de boutons. Derrière la pile, une de celle carrée sur laquelle enfant elle posait la langue pour vérifier, délicieuse électrocution, le courant, il lui montre une horloge digitale : elle indique 11 :57.
Elle le sent plus qu’elle le sait. À midi pile, avec du jus, il va à nouveau se passer quelque-chose. Pour communiquer son intuition à l’homme en face d’elle, il lui faut mettre en forme les bribes d’informations qui l’y ont conduit.
Hier soir, je butais sur la date de départ de l’île d’un des ancêtres d’une de mes clientes qui voudrait, ne riez pas c’est mon métier, s’inventer des racines sur l’île, je suis sortie boire un verre. Vers 23 h 30. Au Goéland, le seul bistro, pas très reluisant, ouvert à cette heure-là. Il est à l’autre bout de l’île, j’ai dû enfourcher mon vélo et, pour éviter les timbrés bourrés en bagnole, j’ai coupé par les routes à lapins. Tout ça pour dire que je suis passée juste devant les abattoirs. Ouais c’est un peu plus long. Bref. À côté, sais-pas si tu vois, mais y’a une bicoque à moitié à l’abandon, habitée par un dingue qui prétend préserver le mode de vie de l’île, avant l’invasion touristique. Je me suis faite pas mal emmerder par ce relou. Il a un peu de mal avec mes filiations bricolées. Pas de ma faute si je me suis rendu compte, par hasard, que ce beau parleur des plus séduisants ne vient pas plus de l’île que moi. Désolée, je cause trop. Bref, dans la cour de ce qu’il prenne pour un authentique corps de ferme, j’ai entendu un scooter allumé, de l’agitation, de l’excitation. À te le raconter, je me rends compte que j’ai sans doute fait une connerie. Arrivé au bistro, j’en ai parlé ouvertement. Tu vois, c’est le seul lieu où Mathias, le chef de ces insulaires indépendantistes, n’est pas tricard. Pas sûre que ce glandu puissent être responsable de cette coupure, mais j’aime pas trop l’idée qu’ils me soupçonnent.
Elle s’interrompt pour reprendre haleine. Elle sent que son discours, décousu, a doté d’une trop grande réalité ce qui n’était que pressentiment confus. Surtout basé sur l’idée que tout s’est déclenché à minuit. Midi vient de sonner, il ne s’est rien passé. Le type, toujours immobile et indéchiffrable, tripatouille les boutons, règle l’heure à 11 :58 PM. On va pas y passer la nuit.
Minuit en plein jour, du boîtier un cri assourdissant de goéland s’élève. Putain, c’est juste un réveil. Quel tocard irait l’accrocher tout en haut du phare ? Ils se quittent, déçu de l’entourloupe. Incertains surtout de l’intuition conclusive de l’historienne pour de rire : le village où j’ai vu de la lumière s’appelle Goélan. Lapsus révélateur ? Quand le silence revient, rendez-vous est pris plus tard. Voir si on trouve des explications moins fantaisistes.
Le premier épisode est à découvrir ici. La suite dimanche prochain.