Lilas Rouge Reinhard Kaiser-Mühlecker

La transmission du passé entre héritage et malédiction, culpabilité et calcul. Très ample fresque, toujours à une distante inquiète de ses personnages, de leurs arrangements et de leurs visions du monde, Lilas rouge saisit les illusions, les vides et les décisions qui soudain nous agitent. Reinhard Kaiser Mühlecker signe un roman captivant sur ce qui passe (les lilas de Pâques) et sur ce qui revient (nos désirs de pardons et nos difficultés à l’admettre).

Qu’il est agréable de découvrir un roman d’une telle ampleur : on entend le terme ici non seulement pour sa longueur (700 pages) mais surtout pour son réseau de résonances, pour l’étendue temporelle embrassée (de 1940 à l’orée des années 2000) et peut-être avant tout pour cette complexité psychologique sur laquelle l’auteur se garde bien de se prononcer. Lilas rouge tient par sa distance à chacun de ses personnages, il restitue leur opacité et le fait dans une manière de panique qui tient, admirablement, lieu de tension narrative. Une sorte de peur tapie derrière chaque phrase dont la traduction (d’Olivier Le Lay) restitue l’étrangeté. Un subtil décalage, des formules où s’entend l’Autriche rurale à moins que ce ne soit le peu d’aisance avec les mots que chacun des personnages, absorbé par le travail des jours, s’entête à ne point utiliser. Reinhard Kaiser-Mühlecker écrit très simplement, à hauteur de cette nature et de la domestication dont il rend compte comme d’un perpétuel souci. Difficile de décider d’où se dégage cette ombre de fantastique, doute et indécision, qui plane sur ce roman. Peut-être de sa forme en apparence assez classique. Une partie du plaisir à lire ce roman est sa volonté de s’inscrire comme un roman classique. On pense, bien sûr, au Budenbrock de Thomas Mann pour l’attention à l’ambition, la construction d’une fortune familiale, le poids qu’elle fait peser sur les descendants. Reinhard Kaiser-Mühlecker insiste lui sur l’instabilité, sur cette incapacité à accepter la prospérité qui tient lieu de fatalité aux Goldberger. Surtout dans la première partie, dans cette montée tapie de la menace, j’avoue avoir pensé à Herman Broch, celui du Tentateur.

elle avait, au lieu de l’accepter une fois pour toutes, refusé de toutes ses forces d’admettre la grande, la seule leçon que la vie nous dispense, cette leçon qui lui avait été enseignée de très longue date et à la vérité bien trop tôt, et qui veut que rien ne demeure en ce monde.

Lilas rouge pose des événements, les impose comme des scènes, suggère les non-dits et autres coupables interprétations auxquelles ils vont donner lieu. L’auteur parvient d’ailleurs admirablement à nous suggérer leur possible répétition sans jamais décider s’il s’agit d’un point de vue des personnages, une déformation de ces « lunettes » derrière lesquels tout un chacun appréhende le monde. Discrétion et distanciation pour mieux mettre en lumière l’horrible opacité de nos traumas. Reinhard Kaiser-Mühlecker en fait des scènes d’autant plus forte. L’arrivée de la famille en charrette, sur une terre de substitution, aperçue seulement par un idiot aphasique plonge le lecteur dans cette incertitude qui jamais ne le quittera. Le roman pourrait alors suggérer ceci : les non-dits du passé en assurent la rémanence, ils deviennent malédiction par la capacité de l’homme à s’illusionner. Voilà ce que ne cesse de mettre en scène Lilas Rouge. La dénonciation se passe presque de discours. Ferdinand Goldberger est chassé de sa ferme : en tant que chef du Parti, il fait un excès de zèle. Loin de sa forêt (« la forêt et la pensée, c’était tout un. »), il croit pouvoir se reconstituer une existence. L’horreur le rattrape. On compte sur lui pour le sale boulot. Voilà une des scènes les plus implacables de tout le roman : trop occupé à faucher, ce sera la nouvelle passion agricole qui contaminera ses descendants, il arrive avec un quart d’heure de retard à une exécution. Il ne se le pardonne pas, on ne lui pardonne pas. Reinhard Kaiser-Mühlecker recouvre de silence, le comportement de l’ancêtre. Avec un équilibre délicat, il parvient à une manière de monologue intérieure à la troisième personne. « Il n’était pas temps de poser des questions : il n’était temps de presque rien, d’ailleurs. » Les saisons passent, les lilas fleurissent, les enfants naissent. Une malédiction est prononcée : tous les descendants en seront affectés. À nouveau une panique sourde, une façon de ne jamais décider du poids exact de cette prophétie, juste d’en mesurer les conséquences.

et il se demanda si l’important était bien d’apprendre à pardonner, et pas plutôt d’apprendre à supporter le pardon.

L’une des grandes réussites de ce roman est de se plonger non dans ce qu’il considère, du dehors, être la mentalité paysanne mais d’en envisager la transmission. Dans ce monde paysan si finement décrit, ce qui importe est une oscillation entre la transmission et le renouveau, pour ne pas dire – une fois encore – la façon de reléguer un passé qui reviendra. Le fils de Goldberger le vieux ne pardonnera jamais à son père, reprendra pourtant sa ferme, l’en chassera et le contraindra à reprendre une mine avec de belles saloperies. Ce qui est ici en jeu est peut-être notre illusion de croire pouvoir faire mieux. Lilas rouge saisit avec une étonnante perfection, avec une once d’angoisse donc, les instants de vide, de beuverie, où soudain ce que l’on devrait faire apparaît dans une cruelle transparence. Le roman, l’histoire de nos erreurs, nos manières aussi de le reporter sur autrui. Nous parlions de l’ampleur de ce roman, elle tient aussi à la profondeur de son regard historique. La saloperie des pères rejaillit sur les fils ; le passé n’excuse pas grand-chose. Reinhard Kaiser-Mühlecker invente toujours d’autres gestes où la fatalité se reconduit. Cette manière dont on décide pour autrui, on en trace le destin dans un égoïsme dont le roman montre l’ordinaire monstruosité. Le premier fils Goldberger décide de qui reprendra la ferme par un jeu d’adresse. Thomas reprendra la ferme, Paul fera des études. On divise et oppose comme pour mieux reconduire la culpabilité. Le récit prend alors un tour de parabole quasi biblique. Il est bon de se souvenir que nos récits sont toujours similaires : des luttes parricides ou fraternelles. À cet égard, le personnage de Paul paraît particulièrement touchant. Ivresse et oubli ; fuite de soi dans la conscience du passé. Lilas rouge construit alors une de ses très belles répétitions implicites. Le passé bégaie si on le regarde derrière des lunettes particulières. Pour lutter contre ses incendiaires démons, Paul s’exile en Bolivie, il y retrouve une situation fort proche de son visage. Il veut soustraire un enfant au destin que lui-même a connu (à tort ou à raison, le roman se garde bien de trancher) et se trouvera alors confronter à sa propre malédiction. Elle ne sera jamais éclaircie, l’auteur capture seulement les instants de vide, les doutes, leurs retours et passage. Il faut assurément découvrir ce grand roman.


Merci aux éditions Verdier pour l’envoi de ce roman.

Lilas rouge (trad : Olivier Le Lay, 696 pages, 30 euros 50)

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