Warda s’en va, Carnets du Caire Pierrine Poget

Impressions, sensations, peurs, du Caire par leur disparition. Carnet de voyage, Warda s’en va l’est surtout comme témoignage d’un retour, histoire d’une traversée du miroir, récit de l’incompréhension de l’ailleurs. Derrière la certitude de ne rien comprendre, de n’être pas à sa place, Pierrinne Poget livre, comme à travers un trou de serrure, une vision d’une ville, de son inquiétude politique, de ce que fait d’être une touriste étrangère, autrice ignorante mais surtout ce que peut la mise en fiction, en poème, du vécu.

On est toujours ravi de découvrir des livres qui raniment l’exigence d’habiter le monde en poète, qui se souviennent que témoigner se fait toujours derrière un regard d’outre-tombe, à travers la fiction d’une disparition de soi. Au fond, il faut être convaincu de l’impossibilité de rendre compte d’une réalité immédiate, de la nécessité de la rapiécer, d’en raccommoder ses latences, afin de parvenir – par hasard peut-être – à en saisir quelques éclats. Il est alors une vraie grandeur, une profondeur de champ, à Warda s’en va dans sa tentative (réussie autant que l’on puisse en juger) d’approcher « simplement ce que cela fait à l’âme d’avoir été en plusieurs places et de comprendre que ces places sont irréconciliables. » Qu’on nous permette alors un petit écart pour tenter de restituer toutes les saveurs de ce livre (trop de thé et de sucres, de chicha, l’odeur de chameau soudain retrouvée sur ses doigts…). Moins à la référence, Suisse oblige, quasi obligatoire à Nicolas Bouvier, c’est au Michel Leiris de L’Afrique fantôme que nous a fait penser ce livre, petit mais précieux. Leiris pour la crise qui, avant sa traversée du continent africain, en 1927, s’enfuit en Égypte, découvre que c’est toujours soi que l’on poursuit. Leiris aussi pour le feint aveuglement, pour sa dénonciation du colonialisme qui se fond d’abord dans la nudité du témoignage. L’ethnographie comme pillage organisée… Le livre de Pierrine Poget brille alors par tout ce qu’elle feint de ne pas comprendre. L’humilité de son ignorance politique, son apparent refus dès lors d’en parler dessine un portrait assez pertinent – je pense – de l’Égypte. Tout autour d’elle un empressement à lui faire comprendre le chaos, les traces d’une révolution manquée, le silence pesant d’une élection sans espoir ou comme elle l’écrit parfaitement, au centre exact de ce qui l’obsède : « C’est une démonstration de force, une provocation triste qui cherche peut-être sans le savoir une limite, espérant rencontrer des vivants parmi les morts mais qui n’en trouvera pas, parce que les vivants ont été emprisonnés. » Si on te demande, tu soutiens le général, des militaires partout. Est-ce la peine d’insister, peut-être comprend-on mieux ce qui ne peut être que suggérer ?

Je veux connaître de temps en temps le vertige de me souvenir que nous sommes suspendus dans le vide, seuls dans la nuit et le froid sidéral. Nul ne nous observe, nulle conscience ne nous pense, et lorsque nous mourrons, nous ne tomberons pas dans le vide pour parcourir enfin l’espace infini, nous ne quitterons pas cette terre.

Ce sera alors par l’épreuve de la disparition que le voyage parviendra à se verbaliser. Les souvenirs seuls ne suffisent pas, sans doute ne témoignent-ils d’abord que de la difficulté d’être, ici ou là-bas. Et pourtant, il convient de continuer « dans un relatif brouillard, qui est peut-être aussi une acuité, mais une acuité intérieure, en rien documentaire, et qui ne renseigne que sur moi-même. » Leiris encore, c’est précisément dans la tangence au plus pur subjectif que l’on approche de l’objectif, c’est dans la conscience de ce que la réalité a de fantomatique que l’on parvient à en saisir des instantanées, des épiphanies. Comme L’Afrique fantôme, Warda s’en fait serait de prime abord le récit d’un échec, la désarmante sincérité qu’il faut pour avouer tout ce que ce contact humain peut avoir d’étouffant, d’intéresser aussi. Pas un pas dans le Caire sans qu’on lui dicte ce qu’elle doit voir. Pierrine Poget croit ne rien voir, elle saisit l’essentiel. Son journal, quand il est livré tel quel, a une belle évidence factuel, une perception des faits panique, dans l’urgence de leur irréalité, dans le surplus prophétique qui fait de l’instant « quelque chose d’inachevé et de vivant. » Peut-être nous suggère Pierrine Poget faut-il un rien de désespoir pour que l’expérience ne se perde pas, un appel du vide pour s’acharner à en saisir la substance volatile.

Ainsi, tantôt l’art élucide et fait resplendir un vécu qui sans lui resterait opaque, diminué d’une partie de sa vérité. Tantôt il promet des jouissances inouïes, à la hauteur de cet appel insondable.

L’expérience serait alors de transmuer les faits en parole poétique, prophétique. Quelque chose comme trouver la force d’avenir contenue dans les souvenirs, la manière dont il éclaire le maintenant. Très tôt on comprend que le journal ne suffit pas, que le passé, ses références ne rendent pas l’intégralité du vécu. Ou comme le dit bien mieux que moi l’autrice : « Si le monde, par l’effet du temps, se transforme en un mémorial toujours plus vaste, il m’importe qu’il demeure aussi l’espace du présent ; qu’il ne m’apparaisse pas toujours devancé par sa représentation, ne venant qu’en conclusion, escortant, exsangue, sa propre image. » On aime alors beaucoup comme des voix poétiques viennent habiter le vécu. Borges et Apollinaire, Carol et Benjamin. Le vécu est un revenant. Un dépassement qui sait de son désir de disparition, remplacé peut-être par la volition d’être autre. Toujours avec un rien d’ironie, bien sûr. Avec cette envahissante familiarité, avec ce lien toujours étrange entretenu avec tous ceux qui pensent pouvoir être davantage que des touristes, on la rebaptise Warda, la rose. Les lieux-communs poétiques vous poursuivent partout. Ici aussi le temps passe, la poésie tente encore d’en saisir ce qui en revient. Pierrine Poget y parvient dans beaucoup d’instantanés délicieux. On voit vraiment sa vie ici, en Suisse, en regard de celle qu’elle n’accepte pas de perdre. Des notations climatiques, les bols de petits-déjeuners comme réponses à cette radicale étrangeté qui habite et anime ces très beaux Carnets du Caire.


Un grand merci aux éditions de la Baconnière

Warda s’en va, Carnets du Caire (115 pages, 15 euros 50)

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