Point de fuite Elizabeth Brundage

Instantanés d’un effondrement autour d’une réflexion sur la photographie, sur les pertes qu’elle fait remonter, le désir qu’elle capture, les reconstructions qu’elle permet. Par une maligne alternance de points de vue qui ouvre ainsi aux dissimulations, aux mensonges et autres crasses, par la finesse un rien acerbe avec laquelle chaque personne est saisi dans ses défaillances, dans leurs expressions artistiques qui bien sûr peinent à les sublimer, Points de fuite offre d’abord une image de ce qui pourrait paraître la contemporaine déréliction américaine. Néanmoins, Elizabeth Brundage montre la complexité (on voit aussi dans l’ordre du monde un miroir à nos pauvres états d’âmes) de ce qui n’est qu’instant de bascule tentative de continue au-delà d’un meurtre et d’une addiction.

Pour ne pas se méprendre sur ce roman plutôt délicat, il faut préciser d’emblée qu’il fonctionne comme un trompe-l’œil, une illusion d’optique à l’image de son sujet principal : la photographie. Dans cette optique, chaque chapitre serait comme une photo, le roman dessinerait dès lors une planche contact. Une sorte de panique confortablement à la voix passive, sans sujet défini : le monde a été détruit. Nous n’y sommes pour rien ; le déplorer deviendrait une activité suffisante, le cercle vicieux d’une dévoratrice angoisse, le visage du vide de nos vies. Une peur un peu confuse, un point de fuite, comprendre une perspective qui aimante chaque image. On pourrait trouver cela insatisfaisant, complaisant même si tout ceci ne laissait pas une question en suspens : et maintenant, que fait-on ? Toute l’intelligence de ce roman est de montrer que cette situation globale est aussi le reflet de nos angoisses personnelles, une excuse à l’impasse de nos vies. Derrière l’image, les mariages heureux, la bourgeoisie dite éclairée, on découvre peu à peu les failles.

On pourrait aussi se dire, second trompe-l’œil que tout ceci se résume à des problèmes de riches. Retrouver un amour de jeunesse qui lutte contre son fils devenu accro à l’héroïne. Suis-je, d’ailleurs, le seul à voir une certaine redondance littéraire du motif de l’addiction comme moyen de dire le fossé générationnel, l’incompréhension de la vacuité du mode de vie parentale par des ados un peu paumés. On pourrait aussi y voir une manière de se dédouaner de ce reproche, très à la mode aussi, à l’égard de cette génération, dite des boomers, qui a force de jouir sans limite aurait grévé l’avenir, les ressources. Disons-le, tout ceci paraîtrait un rien trop schématique. Comme très souvent, Point de fuite tient par son sens du détail. Elizabeth Brundage joue très habilement des situations. L’anonymat haineux, méprisant pour le moins, des riches banlieues résidentielles. L’aisance physique, la posture et l’indifférence matérielle, de ceux nés dans l’opulence. L’ambition aussi de ceux qui voudraient y atteindre, de ceux qui comprennent à quel point tout ceci est artificiel. Le roman montre à quel point cette vacuité, cette vérité bien cachée, transparaissait déjà dans les photos de ces jeunes photographes. Rye, Julian et Martha sont des élèves de l’école Brodski. Rye prend des portraits brûlants, saisis la vérité des gens avant de passer à quelque chose d’autres. Martha photographie les mères de son quartier polonais, cette sorte de joie vraie, âpre qui toujours lui manqueront par la suite. Julian photographie le vide des espaces, cette absence d’humanité qui se révélera au fil du récit. Là encore, rien n’est aussi simple. Tout est soumis à des rebondissements convenus mais qui fonctionnent : comme pour une photo, on tire un récit, on invente des justifications. Sans doute ne marchent-elles pas entièrement.

Ce qui paraît intéressé Elizabeth Brundage est ce néant derrière nos vies mal masqué par leur agencement bourgeois. D’une manière sans doute un rien trop explicite la question de Dieu, son absence ou son inquiétude normalisée, serait l’expression du sentiment de vide qui anime les personnages. Pas un hasard sans doute si c’est Theo qui lui donne une forme la plus contondante. Sans vraie explication, avec peut-être un passage un peu pesant sur l’ordinaire médication — la dépression obligatoire — de toute une génération états-uniennes, Theo prend de l’héroïne, devient accroc, réagit en partie ainsi aux disputes, au divorce de ses parents, à la révélation sur sa filiation. Plongée quasi documentaire dans cet étourdissement, cet engourdissement, ce refus radical et ses automatismes. Un enfant paumé, une rédemption qui sera aussi fragile que celle de la fin d’une addiction. Les autres personnages connaîtront eux aussi un salut ambivalent. Rye, une fois de plus, s’en sortira par la photo, par une image volée à ceux qui le sauvent. Il demeure passager solitaire de sa propre vie, spectateur inquiet. La jalousie de Julian continuera à le hanter, il semble composer avec sa culpabilité. Un roman plaisant.


Merci à la Table Ronde pour l’envoi de ce roman.

Point de fuite (trad : Cécile Arnaud, 384 pages, 24 euros 50)

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