L’inconnue de Vienne Robert Goddard

Des fugues dissociatives, des images qui reviennent pour raconter une autre naissance de la photographie, pour mieux prendre le lecteur dans un vague complot, dans la perception délirante d’un personnage qui paraît laisser libre cours à son obsession. Jouant avec finesse, avec une grande efficacité pour le moins, Robert Goddard joue du cliché, à travers les âges donc, de la fugue amoureuse, de la quête éperdue de cette femme déchirée entre plusieurs réalités. Thriller habile à retourner les faux-semblants, à instiller le doute sur la perception des personnages, L’inconnue de Vienne fonctionne à fond et interroge les justifications données à nos propres fuites.

J’aime assez le défi de devoir parler d’un polar, de parler d’un livre qui, en visant l’efficacité, ne prends pas le temps de se commenter lui-même, d’indiquer au lecteur les thèmes dont il traite, les sages pensées qu’il met en jeu. On doit simplement se demander : pourquoi cela a marché pour moi ? Aucune fausse note (j’ai cru voir une petite coquille entre les âges de la fille du héros) dans ce roman conçu pour être lu d’une traite. Pas beaucoup de prise donc si on veut en parler sans en dévoiler l’intrigue. Parlons seulement du décalage temporel qui fait le sel de L’inconnue de Vienne. Le premier le plus évident est de se retrouver dans un monde qui autorise toutes les manipulations. En cette époque avant la démocratisation d’internet (dans sa version anglaise le roman date de 1998), on ne vérifiait pas l’identité d’une personne sur un moteur de recherche, on ne validait pas les théories les plus fumeuses sur les réseaux. On était seul avec ses perceptions, on ne savait pas quand elles commençaient à franchement dérailler. On écoutait des messages délivrés sur des cassettes…

Robert Goddard fait de ce décalage temporel un dispositif temporel des plus malins. Impossible de l’écouter sans le remettre en doute, sans avoir malgré tout envie d’y croire. Ça commence par une histoire d’amour un peu kitsch, une rencontre autour d’une photo. Ç’aurait pu être beau comme les illusions — et autres instantanées — sur lesquels reposent nos vies. L’air de rien, tout en les utilisant comme une illusion à laquelle on veut croire, L’inconnue de Vienne déjoue les clichés, montre que les situations et autres passages obligés servent souvent de pathétiques justifications à nos errances. Ian Jarrett vit sa crise de la quarantaine, peine à relancer son couple après que sa femme ait découvert sa liaison à la suite d’un accident dans lequel Ian tuera une jeune fille. Il part pour Vienne, y rencontre la mystérieuse, torride, riche…, Marian Esguard. Une aventure qui mènera à un abandon, une inversion de la situation habituelle. Marian ne viendra pas le retrouver à l’endroit où la photographie est née. Il veut la retrouver, comprend de plus en plus à quel point cette viennoise inconnue est une ombre, rejoue la vie du personnage historique qui se serait appelé, Marian Esguard. Belle et habile confusion des époques qui, pour rythmer le récit, s’alternent. Nous aussi on veut y croire, on sait pourtant, idiotement mais efficacement ravi de surplomber le personnage, que tout ceci ressemble fort à un arrangement maladif.

L’inconnue de Vienne souffrirait de fugues dissociatives. Elle prétendrait revivre la vie de celle qui aurait été, avant d’être effacée par les hommes, maltraitée par son mari, la vraie inventrice de la photographie. Diablement renseigné, crédible donc, Robbert Goddard nomme cette invention l’héliogenèse. Joli, non ? Il a surtout la très belle idée de faire progresser cette histoire du passé comme une interruption que l’on sent, sans savoir jusqu’à quel point ni pourquoi, mensongère, par des cassettes délivrées au compte-gouttes. Instiller le doute, c’est sur cela que repose le roman, la possibilité qu’il existe un fond de réalité derrière toute hallucination. Très vite, le roman s’emballe, multiplie les trompe-l’œil à double ou triple fond. Flirt bien sûr avec l’invraisemblance. On se laisse prendre, on finit presque par croire que le plus fou, le plus trompeur pour le moins, est peut-être le narrateur. Là encore, Robert Goddard déjoue cliché et pronostic. Le mensonge est un arrangement, la préservation d’une culpabilité pour une mort sans responsabilité. N’en disons pas trop : pour moi, ça a marché.


Merci aux éditions Sonatine pour l’envoi de ce roman.

L’inconnue de Vienne (trad : Laurent Boscq, 448 pages, 23 euros)

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