À travers tout Mathias Richard

Sonore et rythmique explosion d’un monde mental, diffraction incantatoire de ses mots, compression complice de ses pensées, traversée des souffrances et solitudes contemporaines, savante typologie des différentes performances retranscrites ici pour en faire entendre l’intensité, le désir de dispersion, de mutations. À travers tout se présente comme une somme, le témoignage d’un artiste au travail, à l’écoute de l’acuité de la vie, en quête d’un sens ou peut-être seulement, miraculeusement, du partage d’une expérience sensible, si subjective qu’elle en devient collective. Dans cet épais et dense (constamment inventif cependant), Mathias Richard use du langage comme un outil expérimental, toujours possiblement changeant, offrant à tout instant des dérivations de sens, des soudains surgissements de ce qui survient, de ce qui constitue sans doute aussi une série d’instantanés, de collages, de ce que nous sommes.

Peut-être parle-t-on surtout du livre qu’on n’a pas pu, ou su lire. Sans doute est-ce seulement ce que j’interroge dans ce carnet de lecteur : ce qui me retient. Illusion d’un avis personnel dont je tente de me dissocier en en saisissant les ressorts et autres réticences. Vilaine excuse pour parler de soi. Pour partager, qui sait, une solitude dont Mathias Richard évoque les différents visages, c’est-à-dire parvient à ne pas parler seulement de la sienne. Pour le dire le plus simplement possible : les lectures, les performances poétiques me gênent profondément. Une sorte d’embarras irrésolu pour leur aspect, disons, sacrificiel. Les très rares auxquelles j’ai assisté m’ont rendu difficilement supportable l’exposition des maux et souffrances. Les tripes à nu pour un spectacle dont le confort m’inquiète toujours. Suis-je le seul à être rétif à l’entre-soi de ce milieu, à son contentement, à sa consommation béate de culture : on vient admirer de loin comme pour mieux s’en prémunir. Bien sûr, tout ceci étant dit dans l’espoir d’être détrompé, d’assister un soir à une manifestation collective, politique. Une précision importante, je crois, pour dire comment j’ai abordé À travers tout. L’auteur édicte dans une lumineuse postface les différents types de textes assemblés ici. Des textes pour la voix, la performance ou des textes pour les textes, ce qu’admirablement Mathias Richard nomme prensée, des pensées pressées, urgentes et compressées. La bonne idée est d’avoir, à mon sens, placée cette classification en fin de volume, puis en table des matières. Comme moi, le lecteur n’est pas contraint de s’y référer, il peut admirer l’hybridation de la parole à l’œuvre, la distorsion et son aspect ludique qui accentue la partie grave qui m’a particulièrement retenue. Des mutations, des altérations de sens, des carambolages de langues, des découpes de syllabes pour former de jolis néologismes « qui permettent l’émergence de langages et comportements singuliers : une mutantisation punk de la poésie sonore. »

En combinant tous les discours du monde, on aboutit à une voix qui articule quelque chose.

Ce serait par débordement, comme par invasion, retour des obsessions, le principal point d’accroche de la poésie de Mathias Richard. Malgré mes réticences, j’ai été assez sensible à l’aspect sonore des textes pour la voix, la performance d’À travers tout. « Pour une poésie sonore intérieure » qui oscillerait, par sons, « entre l’antre et le ventre, le sang et le centre » L’auteur s’empare d’un mot, en mantra le répète, en écoute les variations, les échos, les déformations, les vivantes et sonores associations d’idées ainsi évoquer : « j’entends les courts-circuits/je les entends de l’intérieur. » Prenons un exemple pour que le lecteur comprenne un peu moins mal de quoi il s’agit, ait qui sait envie d’acheter ce livre important. Mathias Richard nous donne donc un cours de physique, il s’élance de cette expression : le monde craque. Par allitération, confusion, il en vient à cette question assez centrale dans tout son recueil : « est-ce que l’espace ça peut craquer », à écouter ses craquelures entendrons-nous une manière de « désinventer un antimonde. » On écoute ses sons, j’ai aimé imaginer à quoi pouvait ressembler les performances, en quoi on pourrait leur trouver d’autres numériques altérations, de vertigineuses altérations par algorithmes, multiplier un essai de dépossession. Une psypiraterie selon la formule de l’auteur qui rattache son travail à celui d’un hacker. Un plaisant aspect de bidouillage qui ne renonce pourtant jamais à rendre le monde un peu moins inhabitable.

Je suis une page blanche qui écrit pour se venger de tous les livres, de toutes les significations.

Peut-être que faire un travail critique c’est se défaire de ce qui nous a immédiatement charmé dans un livre. Mathias Richard le dit ainsi : « Créer est une façon de faire de la critique. » À travers tout est aussi l’épreuve d’une certaine solitude, de l’instabilité de la précarité et de son isolement dont, comme dans 2020 l’année où le cyberpunk perça l’auteur sait nous rendre la matérialité. « Je tombe dans des trous à l’intérieur de moi ». Les difficultés respiratoires, Marseille, les bruits des voisins. Il ne s’agit aucunement de s’en plaindre, de se confire dans la lamentation. À travers tout parvient à restituer, derrière une sensibilité souvent écorchée, la rumeur du monde. Le sexe et les séries ; internet et ses frustrations. Nous évoquions les prensées. Elles sont admirables au sens où Mathias Richard n’en fait pas qu’une expression autobiographique : distanciation par les accords, une femme parle, on croit mieux y reconnaître les obsessions prêtées à l’auteur. Qui n’a jamais ressenti ceci : « Pourquoi est-ce que je ressens le besoin de justifier ma vie en faisant quelque chose ? Que je ne fais pas en plus, c’est pénible à la fin. » On aime la très saine colère de l’auteur. « Ne pas aimer la vie avec bonne humeur. » Il le dit lui-même, sa poésie est toute d’intensité. Il faut en goûter non sa préservation mais son incessante invention du désordre, la perpétuelle instabilité qu’il convoque pour en dire le monde. « Tout à tilter, tout à quitter, tout à tiquer, tout attaquer, tout à palper, tout attraper, tout à traquer, tout à taper. » Lisez ce livre, écoutez en les incessantes combinaisons. Je ne suis parvenu ici à en capturer qu’une minime partie.


Un grand merci aux éditions Tinbad pour l’envoi de ce livre indispensable.

À travers tout (Poetry Strickes Back) (430 pages, 30 euros)

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