Jardin Radio Charlotte Biron

Les voix qui subsistent à la souffrance, à la solitude d’une maladie de la mâchoire. Entre essai et non-fiction, entre autobiographie et création sonore, ce récit des silences et de l’ennui, de l’instant d’après les opérations d’une tumeur parvient à capter la difficulté à dire les intermittences de l’être, l’impalpable réalité des jours sans soi. Dans des paragraphes tendus, autant de séquences et de sonores instantanés, dans l’oscillation entre le particulier et le général, entre le concret insurmontable de son expérience vécue et le partage, via les ondes, de voix qui en révèlent la teneur, Jardin radio conduit une très fine réflexion non tant sur la maladie sur ce qu’est parler. Charlotte Biron décrit alors avec une grande finesse comment elle tente de se déprendre des métaphores de la maladie pour, littéralement, nous faire entendre une permanente, à travers silence et oubli, construction d’une voix.

Voici un livre qui m’a rassuré. Parfois, période de doute : un peu trop de livres qui s’entassent et, soudain, un petit livre dont vous n’attendez rien, vous remue et vous réveille. Un récit qui n’est jamais là où on l’attend, un livre qui déjoue les attendus. Il convient de ne pas se laisser prendre à son argument, à l’apparence d’une histoire dont l’autrice ne va cesser de déconstruire les passages obligés. Une jeune femme, universitaire en herbe (on en sent parfois les réflexes et les références, hélas) est atteinte d’une tumeur à la mâchoire, elle subira plusieurs opérations, tentera de trouver sa voix, de faire des émissions de radio qui sont son sujet d’étude. La partie la plus évidente, loin d’être la moins intéressante, sera celle — assez convenue dans une autobiographie — d’interroger son identité de femme à partir de ce corps altéré. On lui enlève une partie de la hanche pour reconstruire sa mâchoire : on marche comment après ça, on parle avec quel embarras, on séduit dans quelle pose de contournement. Le souvenir du dernier baiser, de la dernière fellation. Voilà qui serait l’excuse à un déchaînement de pathos, litanie de plaintes, recherche d’une raison. Mais, « certaines voix sont si grandes qu’elles n’existent qu’au pluriel. » Comme tout texte, comme toute écriture consciente d’elle-même, Charlotte Biron part de l’idée qu’elle n’a rien à dire sur sa maladie. D’emblée le texte est placé sous le parrainage (marrainage ?) de Susan Sontag et de son récit décisif sur son cancer du sein. Jardin Radio veut échapper alors aux métaphores de la maladie, aux assertions de la langue qui ne tarde pas à en faire une rédemption, une question de motivation, une permanente accusation : que va-t-on en tirer, qu’aurait-on dû faire pour l’éviter et autres fariboles. La maladie est là, indéniable, indicible, il convient de trouver une langue pour en dire la douleur, l’ennui, l’éloignement. La langue est toujours une ruse, l’apprentissage de l’écoute de l’autre.

À défaut de pouvoir comprendre la maladie de façon calme et posée, à défaut de pouvoir trouver la force de parler de la violence du langage et de l’accès au soin de santé, j’écris que je voudrais faire entendre le son de l’attente, le son du silence de quatre années d’opérations. Je voudrais montrer ce gouffre qui apparaît presque immédiatement sous les pieds du malade. Je voudrais un texte qui ne dise rien d’intelligent, qui témoigne d’une expérience à côté du monde, violente, ennuyante, invisible.

Charlotte Biron le souligne sans doute avec raison : en tant que femme, raconter son histoire c’est être amené à prendre en charge celle des autres. Écrire, aussi, serait écouter ceux que d’autres ont mieux dit que nous, cerner l’impersonnel de toute expérience. Accepter la part d’essai que contient toute autobiographie quand elle tente de s’affranchir du narcissisme ou de l’égotisme. De Sontag nous ne savons rien de la douleur, de la crainte, de l’ennui. Parce qu’elle ne peut se concentrer, par ce qu’elle est de plus en plus seule, l’autrice écoute la radio et ça s’entend. Pour qualifier son style, on pourrait (avec un peu de facilité) dire que ce livre ferait une parfaite fiction radiophonique. Ceux et celles qui, comme moi, souvent écoutent la radio savent le miracle d’une voix, sa présence qui emplit l’espace et ne demande rien. Des voix. « Tout un coup, elles occupent totalement l’espace, elles s’entrecroisent pour imiter le réel des corps et de la vie. » Elles soulignent surtout le soudain silence quand elles se taisent. « Quelque chose me préserve du silence. Quelque chose ou plutôt quelqu’un. C’est une voix, ce sont les voix qui ne répondent pas, qui ne s’arrêtent jamais. C’est là que je veux rester. » Une sorte de fiction qui, dans sa claustration, cerne le ressenti de la maladie. L’insuffisance de l’écrit, de la littérature pour le dire.

L’écriture a tendance à devenir son propre sujet, comme si l’extérieur ne faisait pas de bruit, comme si les mots se regardaient eux-mêmes sans raison. Je voudrais me détacher de l’enroulement des phrases. Pour entendre le temps qui passe et les jours qui se vident, il ne suffit pas de placer du blanc entre les blocs de mots, mais je n’ai pas trouvé d’autre moyen.

Jardin radio est donc fait de fragment, d’une permanente brisure de la linéarité. Ne surtout pas faire de la maladie un récit séduisant. Rien que dire, souvent par détour, hallucinations et fantasmagorie, cette douleur qu’il faut apprendre à situer de zéro à dix. Le livre, comme quasiment tous les livres, interroge surtout l’instant d’après. Pour dire son expérience, à l’instar de Sinéad Gleeson dans Constellations, Charlotte Biron écoute d’autres épreuves, les silences qu’elles révèlent. Une femme qui s’enregistre en train de pleurer, l’instant suivant, que fait-elle ? Comment survit-on au témoignage ? Il faut lire Jardin radio, un livre très fort dans sa retenue.


Merci au Quartanier.

Jardin Radio (127pages, 16 euros, 20$95)

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