Palais mental Guillaume Contré

Enquête, à l’aveugle, dans les méandres mentaux, dans les questions sans réponse sur les dimensions, le temps, bref dans les limites et échappatoires, vertigineux et tourbillonnants, de nos perceptions. Dans une prose dense, jouant très habilement de sa virtualité, présentée comme pure projection, Guillaume Contré nous embarque dans une enquête plus métaphysique, quoique infiniment concrète, que policière, quoique centrée sur un cadavre, un couteau, un flingue, une loupe et une brique. Palais mental donne une image fascinante de l’enfermement cérébrale, d’un flux de questions qui finissent par estomper les frontières du dehors, des interprétations que l’on pourrait nommer, dans notre aveuglement, réalité.

Si vous vous intéressez à la lecture hispanophone, sans doute connaissez-vous le nom de Guillaume Contré. Il en est un des traducteurs auquel, à mon sens, on peut se fier, aveuglement allais-je dire un peu stupidement. Hors de ses traductions, pour filer la métaphore, Guillaume Contré est aussi un des passeurs critiques exemplaire. Je vous invite à découvrir son blog, si bien nommé : L’escalier des aveugles. Sans doute est-ce un effet d’optique trompeur, son roman ne parle de rien d’autres, que d’expliquer ainsi la centralité de l’aveuglement dans Palais mental. Pour faire son malin, un critique, quand il veut évoquer un roman, aime à faire accroire qu’il en a trouvé l’origine. Elle est pour moi langagière. On ne dira jamais assez tout ce que nos monologues intérieurs, leurs retranscriptions du moins dans un flux de conscience, doit au jeu de mots, à la polysémie, à la tentative de déplier le sens de la constellation de mots qui nous définissent. Parions sur ceci : Guillaume Contré serait parti de cette phrase. Tentons de raconter l’histoire d’un détective qui perd ses sens, qui égare le sens, qui doute radicalement de ses perceptions, qui enquête dès lors pour toucher à une certitude. Ou alors, pour paraphraser la phrase qui scande le récit : ou pas. Si nous tentons de reconstruire le monde à partir de nos perceptions, sans doute ne pouvons-nous que douter. Peut-être l’époque impose-t-elle l’ubiquité de la pensée, sa possible bi-location, peut-être pensons-nous, simultanément le tout et son contraire. Ou pas. Comme dans tout roman qui se confie au solipsisme (raconter une histoire, n’est-ce pas se résoudre à imposer une folle perception du monde?), le narrateur est-il tous les personnages. Ou pas. « Fallait-il en conclure que lui et son assistant étaient des aveugles perdus dans un monde de morts, ayant des visions. »

Il regarda la grimace de folie qui déformait le visage de Silbano et se dit que ce visage n’avait rien à voir avec le sien. Encore qu’il devrait peut-être vérifier dans un miroir. (…) Il se demanda alors à quoi ressemblait un miroir et se dit que cela ressemblait à une surface glissante sur laquelle on entrevoyait des distances insurmontables.

Reprenons, n’ajoutons pas de l’obscurité à ce livre qui tente de lui donner un visage. Notons d’ailleurs le très joli choix des impeccables éditions MF : couverture noire, tranche noire, un titre noir en légère surbrillance. Aveugle plongée dans l’obscur de nos perceptions. N’abusons pas de la métaphore de l’aveuglement. L’auteur parvient comme une question, une de ses bulles de savons dont est hanté le narrateur, parvient à lui donner une vraie consistance. Celle des obsessions qui reviennent en boucle quand on songe en arrière-plan. Question de la littérature elle-même : « Il se demanda s’il fallait voir les choses pour les penser. » Un détective vieillissant qui, donc, perd ses sens, n’accepte aucun sens préétablit, arrive dans une pièce, on serait tenté de dire un circulaire édifice temporel tant le livre est animé par une belle méditation sur les lignes et les trous du temps (« car penser c’était tomber dans les interstices d’une surface pleine de trous et entrevoir des distances qui donnaient le vertige »). Il y découvre un cadavre. Vision d’outre-tombe, inacceptable et donc impossible à voir de lui-même, de lui-même. Ou pas. Rien dans le récit n’affirme cette hypothèse.

Même si l’on croyait découvrir quelque chose quand on ne faisait qu’imiter les autres ou qu’on se trouvait sous l’influence des autres quand ceux-ci prétendaient avoir découvert quelque chose alors qu’ils n’avaient peut-être rien découvert du tout, se dit-il.

Nous avons plutôt un récit de fausses pistes, un récit donc des distances qui nous sépare de ce qui serait une réalité assurée, partagée. « Les choses de la vie étaient-elles les armes d’un crime perpétuel. » Peut-être pas. On ne comprend plus rien, on repart de cette incompréhension. Penser peut-être devrait être cela. Ou pas. Dans ce long monologue — on aime les textes d’un seul paragraphe, d’un ressassement plein de trous — nous pensons plus à Beckett qu’à un roman noir. On regarde fort peu le mort. D’ailleurs peut-être s’agit-il encore un peu. On essaie de reconstruire une scène à partir d’indice. Le détective lui se refuse à une pensée globale, à relier les choses entre elles. À l’agonie, au seuil de la folie, il n’entend plus ce qu’on lui dit, il perçoit visuellement des signes, il essaie de faire signe. Peut-être sommes-nous fantômes enfermés dans notre propre langage, dans nos pensées. Silbano, l’assistant du détective lui semble parler hongrois. Il ne veut rien comprendre, entendre et voir, des évidences, des preuves, qui lui montre. La réalité ne saurait se réduire à une mise en accusation. Ou pas. Uniquement, comme nous l’indique le titre, à un palais mental dans lequel erre ce détective. Assez discrètement, car vous vous doutez bien que cette affaire n’offrira aucune résolution, le roman offre une spéculation sur les distances, celle de la mort et de la nuit, celle de l’infini aussi. On aime l’idée que l’auteur soit en train d’écrire la suite des aventures, des interrogations sur ses perceptions, de ce détective immobile, spéculatif. Parce qu’il faut dire qu’au-delà des idées, maladroitement nous en avons tiré quelques fils, Guillaume Contré joue du rythme, variance et retour, des associations d’idées de son personnage. Il en offre de captivante visions, d’incessants glissements de perspectives.


Un grand merci aux éditions MF pour l’envoi de ce roman.

Palais mental (112 pages, non paginées, 15 euros)

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