MURmur Caroline Deyns

Admirable mise en écriture des murs qui enferment le corps des femmes dans cette dystopie où, au nom de la sacralité de la naissance, toute interruption, volontaire ou non, de grossesse est sévèrement bannie, où la mémoire même de ce droit, et des luttes qui l’ont permis, est sévèrement oblitérée. Dans une écriture dont il faut saluer la puissance sonore, la force d’évocation, de soulèvement surtout, Caroline Deyns parvient à évoquer à la fois ce futur — celui qui déjà ailleurs s’installe — où l’avortement sera interdit, les fausses-couches criminalisées, mais aussi ce passé — par l’évocation puissante d’un procès rappelant fort celui historique de Bobigny — dont la mémoire est transmise dans un indispensable geste de résistance. MURmur est une formidable fable qui fait entendre les prisons, plurielles et permanentes, de l’oppression.

Si la question de l’écriture continue à se poser, il me semble que c’est dans la manière dont un livre outrepasse son sujet, s’en émanciper sans pour autant oublier d’en faire entendre les souffrances, les errances. Avec un peu moins de prétentions, avouons nos stupides présupposés : il est incontestable pour moi, dangereuse illusion tant cela est partout remis en cause, qu’une femme a le droit de disposer de son corps, peut interrompre une grossesse, n’est aucunement destinée à enfanter. Rien n’est aussi simple hélas. On ne cesse de le voir jouir de son corps, de son libre-arbitre, est toujours menacé. On abordera pourtant MURmur par la manière dont il ne se contente pas de parler de l’interruption de grossesse ou plutôt, évoquons d’abord comment littéralement Caroline Deyns incarne le sort de son héroïne. Pas seulement par une belle question de mise en page. Pour illustrer l’espace désespérément restreint d’une cellule, le mur d’impuissance, de saine colère, de résistance in fine, où se heurte et s’écoute le si puissant cri de la première protagoniste, le texte se tient dans le resserrement d’une colonne, dans une belle condensation de sens surtout. Les mots comme une trouée, des allitérations riches de sens et de sensations. Visions effarées de l’emprisonnement, des frontières d’une intimité ainsi insupportablement mise à nu. Radicale privation de liberté qui révèle que voilà longtemps que ça dure, la folie. Belle réflexion, au passage, sur le temps, sur la manière dont on prétend l’occuper dans une illusoire liberté. Le personnage fixe des encoches, mesure le temps pour ne pas sombrer : « Jours qui se tiennent droits, jours d’aplomb, patients, dociles, exemplaires même. Avant que l’oblique ne vienne les embrocher. » Plus qu’une réécriture du passage obligé de la littérature carcérale, Caroline Deyns évoque l’asservissement de nos loisirs, l’ivresse de nos fins de semaines et autres aménagements d’un amusement qui si bien mime la liberté. À l’instar de ce que l’autrice parvenait à faire pour Nikki de Saint-Phalle dans Trencadis (qui ressort dans la collection poche de Quidam), il convient de se confondre avec la force de cette affirmation : « J’écris du vide de ma / pièce manquante. » On s’aventurera d’ailleurs à retranscrire cette citation comme si la seule et unique colonne de cette première partie était versifiée. On sera alors particulièrement sensible à ce vide, corporel et physiologique que MURmur parvient à cerner. Pas seulement d’ailleurs dans cette dernière page qui par une percée carrée de texte, un blanc qui dessine le vide fondamental de cette cellule que tous et toutes nous sommes, une chambre d’écho à la colère, au cri : « Pour continuer. Ensemble. À déMurer. DéMurmurer. » On l’a dit, cette première partie semble d’une très grande force.

Je pourrais aussi vous parler de cette douleur dense qui me traverse de part en part, irrigue mon sang jusqu’au veines de poignets, vous savez, celles que l’on tranche d’une lame de rasoir dans un bain chaud pour faire en sorte que tout ça s’arrête : l’angoisse.

Dans un premier temps, la seconde semble un peu plus faible. À l’instar de Trencadis, Caroline Deyns arrime son roman à la réalité, au connu. On connaît (vraiment, n’est-il pas utile d’en rappeler courage et menaces ?) le procès de Bobigny, la naissance indispensable du droit à l’IVG. L’autrice parvient néanmoins à en faire une évocation sensible, comme celle de toute mémoire clandestinement partagée. Lien certes parfois un rien visible avec la première partie. Là encore le miracle de l’écriture ne tarde pas à opérer. Rapidement nous sommes dans le conte, le mythe. On pense, par un exemple parmi tant d’autres, à Milkman d’Ana Burns puisque les personnages ici n’ont pas de prénom. GrandeEnfant un soir se fait violer, ce sera son agresseur lui-même qui dénoncera son avortement. On entend la radicale horreur de la situation. Caroline Deyns lui restitue toute l’obsessive corporalité de cette souffrance, de l’incompréhension dans laquelle vivent les protagonistes. Un désir d’yeux crevés, une appréhension du vide. C’est sans doute cela qu’admirablement fait résonner MURmur : le courage de celles qui se révoltent, leur nombre, la masse de celles qui subissaient cette oppression. Pas seulement l’héroïsme des figures que l’Histoire (espérons-le) retiendra, cette MaîtreAvocate par exemple. « Si quelqu’un connaît la dégueulasserie du monde et à choisi de ne pas s’y résigner, c’est elle. » On l’aura compris, nous sommes nullement dans la reconstitution historique. Plutôt au plus prêt de cette souffrance qui enfin trouve des mots, fait tomber, un instant, les murs de l’oppression.


Merci à Quidam éditeur pour l’envoi de ce roman.

MURmur, (165 pages, 19 euros)

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