La nuit au pas Isabelle Cornaz

Des fragments de souvenirs comme un territoire interdit désormais ; un pays par bribes, des sensations par leur perte. Dans ce livre d’une fragile délicatesse, Isabelle Cornaz évoque ses sensibles réminiscences de Moscou pour transmuer l’ensemble en une belle évocation du temps et de ses barrières. Face à cet effacement mémoriel — géographique, sociologique et onirique — La nuit au pas interroge la possibilité d’évocation (invention, retrouvailles, pertes) d’un territoire et surtout ainsi offre une spéculation (hantée, forcément) de ce que serait l’écriture.

On aime, on l’a déjà dit, les livres à l’identité incertaine, ceux dont la forme hybride interroge autant le réel que la possibilité, la nécessité même, d’en témoigner. Sans doute parce qu’ils sont animés de la certitude que témoigner ne saurait suffire où, ici, que la matière même du livre se révèle fuyante, dont l’inconsistance fait toute la valeur. Une manière de carnet de voyage, si incertitude et immobilité présidaient à ce genre de texte. On pense ici, toujours chez La Baconnière, au Warda s’en va,Carnets du Caire de Pierrine Poget. Soudain, les circonstances, extérieures, altèrent le récit, forcent à évoquer autre chose, à le faire autrement. Isabelle Cornaz dit la Russie, essentiellement Moscou, tel un exil : l’invasion de l’Ukraine lui rendant impossible tout séjour. On touche ici à l’essence entendue de ce livre, l’intime et l’universel se dévoile et se révèle par barrières. On apprend alors la passion moscovite pour les barrières, « le sol est zébré, d’ombres et de soleil. ». Des barrières entre les tombes. Des barrières qui ne cessent de s’effriter, un territoire que l’on découvre par instantanés. « Les cabanons à poubelles sont entourés d’un grillage fermé à clé, mais troué. » La nuit au pas accumule ainsi des anecdotes, en apparences dérisoires, souvent touchantes par leurs ellipses : « Aborder ce territoire chaotique, sans lien entre les choses. ». « De l’enfance, on garde en tête des noms qui nous semblent si beaux. Plus tard aussi. » [On aime par exemple que le mot intempérie, nepogoda en russe, signifie littéralement le non-temps, qu’orient et est y soit le même mot.] L’autrice tente de cerner la certitude du souvenir, sa fragile brièveté. Cela passe souvent par les obstacles, les corrections des visions fantasmées. Visiblement, comme n’importe quelle autre ville, Moscou n’échappe pas à la gentrification. Dire une ville, c’est aussi énoncer sa normalisation, la regretter aussi. Un peu. « On a équipé les transports publics de wifi, les stations de métro de spots à selfies, les arrêts de bus de prises USB. » On a pas oublié de mettre des caméras à reconnaissance faciale dans un métro qu’il était auparavant interdit de filmer. L’air de rien, Isabelle Cornaz affronte cette douteuse nostalgie pour le temps d’avant, celui d’un interdit plus franc. Son récit sait pourtant en pointer l’ambivalence comme dans cette anecdote des sourires qui ont accueilli l’ouverture du premier MacDonald, de la foule et de sa « fierté ambivalente, contradictoire » quand il a été repris en main par l’état russe après l’invasion de l’Ukraine. La nuit au pas interroge alors la part chimérique des souvenirs, visions et sensations, si bien évoqués. Des villes Potemkine comme la ville de Iochkar-Ola que le gouverneur a décidé de repeupler de copies des monuments les plus célèbres. Pour rien, ou presque. « Cette ville n’est pas secrète, elle est impensable. ». Alors on rentre dans la rêverie, « Il arrive un moment où les lieux familiers entre dans nos rêves. Ils deviennent obsédants, intouchables. » Comme délicatement préservés, comme l’énergie des gens qui dansent, apparaissent alors de rares souvenirs personnels : le coiffeur de la résidence universitaire… et c’est précisément cette rareté, ce doute, qui, à l’instar de Godard, inviterait à ne plus tourner de nouvelles images, mais recycler celles dont on dispose. Celles par exemples des villes interdites de Russie, leur difficulté quand soudain elles se sont ouvertes. N’allons pas plus loin, laissons au lecteur le plaisir de découvrir les images de ce livre.


Merci à La Baconnière pour l’envoi de ce livre.

La nuit au pas (80 pages, 16 euros)

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