Charbon Audre Lorde

De la noirceur luminescente du charbon, Aurdre Lorde tire la pluralité de facettes d’un symbolisme flamboyant, simple et quotidien, hanté et militant, libre et amoureux. On pourrait presque dire seulement ceci : Charbon touche, fait résonner l’obstiné opacité des jours, réticence et résistance que laissent aussi entendre ces fragments de vie, dépouillés, saturés des présences qui hantent l’autrice. Un premier recueil d’une rare puissante tant il parvient à suggérer qu’une parole politique est avant tout une manière d’être au monde.

Précaution, encore, dès que l’on parle de poésie. Nous ne craignons pas de trop en dire, nous redoutons de mal dire l’accès au sensible, cette politique possibilité de percevoir, que si puissamment fait entendre Charbon. Nous ne savons pas non plus très bien comment dire l’émotion, sourde et discrète, ne s’arrêtant sur aucun mot, ne se contentant pas de recueillir des citations, qui m’a frappé à la lecture d’Audre Lorde. « l’entrée vers un lieu/inconnu et désiré/quoiqu’il ne soit plus neuf. » Ou alors, dans le même souffle, « Vite/les enfants un baiser/nous grandissons/à travers le rêve. » Occasion surtout de préciser que les éditions de l’Arche, dans leur belle collection Des écrits pour la parole, a eu la bonne idée de publier Charbons dans une version bilingue pour que l’on puisse écouter la condensation de la langue de l’autrice, le flottement que permet l’anglais. Le collectif, quelle bonne idée, Cételle qui a traduit Charbon s’en explique d’ailleurs très bien dans sa préface. Reprenons, approchons à nouveau par un détour, évoquons l’élégie si touchante dans Charbon. Deux poèmes m’ont particulièrement touché sur cet aspect et sur ce qu’elle est si révélatrice d’une vision du monde. « et toi/ombre solitaire dans un motel de Chicago/drapé dans les secrets de ta mort convulsive », hommage délicat à ses fantômes, « avec joie et à l’écart à distance » tant le sérieux de la vie, de son engagement politique, des luttes qui se passent hors de « soupirs printaniers d’idylles de rhétorique ». Un attrait et une interrogation, l’identité qui surgit parfois, s’affirme en creux. Audre Lorde comment ce poète pouvait être si cool sans être un tout petit peu noir. On sent la présence de l’absent, son mystère intact. Beauté. Un autre poème en forme d’élégie, de révélation et d’affirmation d’une identité qui ne peut plus, le recueil date de 1973, être invisibilisée, est un « catalogue des jours/écoulés avant que rouvres les yeux ». Magnifique élégie à une Martha agonisante. « Pas de mots/Pas de mots. » Des sensations, leur matérialité exacerbée par l’imminence de la déperdition : « la mécanique du sens et des os/et tu coupes court à la douleur de mes mots ». Alors, certes, il faut lire simultanément l’appropriation des lieux communs poétiques : inversion et appropriation. L’invention d’une identité dans ce qu’elle a de collectif, d’émancipateur. Une façon d’être une femme noire, lesbienne et mère, de parvenir à l’affirmer, en souligner surtout beauté et contradiction. On aime, vraiment, comment cette affirmation, s’accompagne d’un certain hermétisme, d’un embrassement de la résistance du sens, au comme le dit le poème éponyme : « Comme le charbon vient d’un nœud de flamme/je suis Noire parce que je viens des entrailles de la terre/alors prends-moi au mot comme un joyau en pleine lumière. » La poésie devient alors façon d’affirmation de la singularité du désir, de son inscription collective cependant. Ordalie de l’image ardente, un feu comme le suggère la métaphore filée du poème « Oracle d’été » : un « corps/proche/dur/essentiel/sous son manteau de mensonge. » Un désir au féminin, une expérience de la maternité qui interroge, à l’ombre de la mort nous ne pouvons nous empêcher de le penser, la transmission. Des formules qui nous retiennent : « Ce qui tente la jeunesse et la trahit/jusqu’au carnage ou au conformisme/est un effet de miroir/simple question de temps. » Nous ne sommes pas sûr d’avoir approché le mystère de Charbon — on a été touché, ce n’est que cela.


Merci aux éditons de L’Arche pour l’envoi de ce livre.

Charbon (trad : Collectif Cételle, 141 pages, 16 euros)

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