Soixante kilos de soleil Hallgrímur Helgason

Naissance d’une nation, de sa modernité, de la conscience éperdue de ses seuils, de la misère de sa condition paysanne, immuable et comme à l’écart de l’idée du progrès, de la forme nouvelle, romanesque — ironique et picaresque — à trouver aux récits et veillés une façon autre de construire une société nouvelle, une autre forme d’exploitation. Hallgrímur Helgason emporte le lecteur dans le basculement du XX siècle, dans l’adieu à une société rurale et recluse par la description du destin, souvent très drôle autant que cruel, de Gestur et de sa découverte d’un monde en plein changement. Outre son aspect historique, Soixante kilos de soleil charme par son humour, ses situations cocasses et tragiques, pour si bien faire entendre le déchirement d’une modernité sans cesse à interroger.

Le roman semble condamné à se demander comment, diable, nous en sommes arrivés là, à quel moment nous avons opté pour l’impasse, voire que veut dire aujourd’hui le progrès. Il permet surtout, dans sa reconstitution, dans son fragile et tenace attrait pour les paradis perdus, d’invalider toute nostalgie, toute idée de retour en arrière. Prenons cependant garde aux trop hâtives généralisations : Hallgrímur Helgason nous parle des spécificités islandaises, de son climat et de son isolement, d’un développement, comme on dit, plus tardif, d’une industrialisation compliquée. Nous ne parvenons pourtant pas à nous défaire de l’idée, on vous en reparle bientôt, que roman est modernité sont éperdument intriqués. Par une très grande ironie, par un humour assez dévastateur, l’auteur nous fait entendre la singularité de son pays dont il chante les défauts, les si constitutives défaillances. Un portrait un rien acide de l’Islandais dans son milieu, dans son commerce et surtout dans l’économie de sa rareté imposée par sa situation géographique. Tout le début du roman est marquée par une société de troc : un bon commerçant y serait celui qui se refuse à se séparer de ses produits, en vend le moins possible, mais le plus cher possible, un pays aussi où une condamnation à la prison serait presque une bonne nouvelle, une manière d’échapper à la dureté de la survie, qui sera sans doute appliquée avec des années de retard. Eilífur rentre chez lui, pour trois kilos de farine, contre quatre-vingt dix truites, il délaisse sa famille et survivra, ainsi que son fils Gestur, à l’avalanche qui détruira sa ferme et sa famille. Soixante kilos de soleil se dote d’un aspect documentaire assez passionnant. Au tout début du XX e siècle, on vit encore dans des fermes en tourbes, des sortes de grottes coupées par des poutres qui donneraient, selon l’auteur, cet air voûté et soumis aux Islandais. Le roman parvient à nous faire entendre l’obstiné survie, cette sorte de joyeuse inconsistance, cette incapacité à croire à la fatalité. Toujours en étant concret : pour l’auteur, les islandais n’acceptent jamais la fatalité de la tempête et de la neige, n’ont pas d’outils adéquats pour pelleter la neige. Une catastrophe après l’autre. On a beaucoup apprécié l’aspect franchement anticlérical de ce livre : «  ce que le Christ propose est en réalité l’abolition de la création, l’extinction de la littérature, il est le grand exterminateur de la littérature. » Dès lors, dans cette société, un homme digne d’intérêt est celui qui sait raconter des histoires, qu’importent ses défauts. Dans ce peuple païen, dont Hallgrímur Helgason fait si bien entendre l’importance des mythologies nordiques, les pasteurs sont systématiquement alcooliques. Comme celui qui hante le début du récit, ils peuvent s’écrouler en pleine cérémonie, être poussés dans une tombe, l’important est le récit. De bonnes histoires, en dehors du jugement de valeur, c’est sans doute cela que nous propose Soixante kilos de Soleil.

Quittant le monde de la tourbe pour celui du lambris, celui des chaussettes pour celui des chaussures, celui des rames pour celui de la vapeur, troquant une société d’esclavage pour une autre où l’on travaille comme des esclaves, troquant le ferme-en-tourbisme pour le capitalisme.

Insistons encore, Hallgrímur Helgason fait preuve d’un immense talent de conteur. Nous ne devons réduire son roman à ce passage à la modernité ou plutôt en entendre les glissements. Notons par exemple ce pasteur qui (dans une scène des plus horribles et macabres, autour d’un cadavre en décomposition, où réapparaît Gestur qui supporte mal de devoir revenir à sa misère après quelques années d’une enfance prospère, chez un marchand) découvre la musique traditionnelle et se met à la consigner. L’invention du folklore, sa retranscription, en signifie sûrement la mort ; le progrès où l’invention de la nostalgie pour ce dont on se défait. On découvre autre chose, douloureusement, les perspectives s’élargissent. Soixante kilos de soleil est aussi un très plaisant roman d’initiation. Gestur s’enfuit avec des Français, subit violence et viol de la vie maritime. Il comprend mal la misère de l’ami de son père, hanté par la poésie, gardien d’une tradition à laquelle lui aussi veut donner une vie nouvelle. Des norvégiens arrivent, ils lancent une rudimentaire industrie de salaison du hareng. On quitte le tricotage de pull et de chaussettes pour que les femmes surtout deviennent employées, le troc est fini, un monde s’écroule. Pensons ici à Dans leur travail de John Berger. L’auteur nous décrit surtout de nouvelles histoires d’amour. On aime la façon dont Hallgrímur Helgason suggère une suite possible, un enfant à l’oeil dévoré par un corbeau qui pourrait devenir l’incarnation de la suite de l’Histoire.


Un grand merci aux éditions Gallimard pour l’envoi de ce roman.

Soixante kilos de soleil (trad : Eric Boury, 533 pages, 27 euros)

5 commentaires sur « Soixante kilos de soleil Hallgrímur Helgason »

  1. Chez Zulma ça ne peut être que bon. Un de mes éditeurs préférés.
    L’Islande n’est-il pas le pays où les humains sont les plus heureux ? 🤔 l’isolement et le développement tardif ont peut être été bénéfiques….
    Envie de lire ce livre. Merci

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