En aveugle Eugene Marten

Inquiète errance d’un homme en quête de sens, de survie d’abord dans les hallucinations de sa précarité, dans le monde séparé qu’elle lui ouvre, puis dans l’écoute de la déraison de cet univers dont il écoute les fragmentaires histoires, aveuglements et oublis, que lui révèle son métier d’apprenti serrurier. Par sa précision, par sa capacité à toujours suggérer autre chose, par cette suite de visions et de scènes dont le sens obscurément toujours échappe au narrateur, En aveugle entraîne le lecteur dans une Amérique panique, aux lisières de son anormalité, de son quotidien si bien scruté à la recherche de cette clé qui en ouvrirait la signification. Par la sécheresse de sa prose, ses silences et la trouble personnalité du personnage ainsi entendue, Eugene Marten offre une très sombre vision de notre contemporain, son aspiration, qui sait, à la transcendance dans l’apparente insignifiance de sa platitude.

Après le très sombre, Ordure on retrouve Eugene Marten avec une délectation coupable. Un peu comme on retrouve un univers où la perception, déréglée, excessive, solipsiste, du personnage, finit par révéler les mensonges et accommodements de notre sage appréhension du monde. On aime la manière dont l’auteur parvient à nous plonger, sans filtre ni fard, dans les obsessions de ses personnages, à nous les faire entendre sans avoir ni à les partager ni à les justifier. On tourne autour depuis longtemps : le roman ce serait la recherche du concret, l’incarnation d’une idée, la mise en scène d’une pensée qui se cherche des gestes, la fixation d’une obsession, d’une inquiétude qu’il faut bien dire métaphysique, que peut-être on ne saurait aborder que par des détours. L’impression, l’illusion, de parler en connaissance de cause. S’il nous fallait se laisser aller à une platitude, nous dirions que le roman américain, aime à se croire renseigné, comme s’il devait s’élancer d’une connaissance documentaire, descriptive, comme si cet excès de savoir menait toujours à autre chose, comme si rien de tout ceci ne suffisait. Ce serait sans doute cela le constat de la littérature : l’insuffisance et la nécessité de trouver d’autres moyens de la dire, de l’outrepasser. Parvenir, dans le cas d’En aveugle de transformer la description en sidération. Un contact avec ce peu de réalité, très souvent contondant, dans lequel il nous arrive de nous débattre. Dans une ville du Nord, jamais nommé, un homme débarque, on comprend qu’il revient, qu’il retrouve par incompréhension les changements avec lesquels il doit composer. Il flotte dans une solitude allégorique, de fable, d’une histoire qui tente toujours de dire cet autre chose sans trêve espéré, repoussé : « J’ai ressenti comme un mal du pays — j’avais grandi dans cette lumière avant d’être devenu trop grand pour elle. » Une question d’éclairage, du silence que révèlent nos histoires.

Puis j’ai compris que ce silence n’était ni le mien ni le leur, mais qu’il provenait d’un endroit bien plus grand où il y en avait un stock inépuisable.

Le récit s’orne de ce genre de sentences, d’ouvertures. Une trouée de sens, ses affleurements et bribes, tout ce qu’il faudrait reconstituer, à tâtons, en aveugle, comme on crochète une serrure, on perce un coffre — on ouvre des portes. « Des choses que je n’ai jamais connues. » Le passé peu à peu remonte, on comprend la culpabilité de cet homme, son étrangeté et l’irréalité si détaillée, incarnée, qu’il éclaire pour nous. Des appartements plein de cafards, des villes en crises, des habitants que la précarité rend spectrales, incertains. « C’était plus intéressant de ne pas connaître l’histoire. » Le narrateur demeure spectateur impavide de ce monde dont l’auteur sait nous faire entendre les bribes, des bouts de dialogues bien restituée par la traduction de Stéphane Vanderhaeghe. On déchiffre ce que l’on ne comprend pas : « c’était mieux si on n’avait pas trop de choix. » Un homme au travail, dans le désordre d’une serrurerie, qui attend les clients, ceux qui ne viennent que pour bavarder. Dans ces trouées de sens s’immisce le roman noir, sa concentration et son économie, ce qu’il faut comprendre au-delà du silence. « Il faut vivre avec soi-même si on veut vivre par soi-même. » Le narrateur est embauché par un serrurier syrien : en creux, le roman d’initiation se lance. Eugene Marten pourtant dit aussi la cruauté par indifférence, l’impossibilité de déchiffrer autrui. On finit tous par se confronter à cette certitude du métier de serrurier : « Que la clé de votre porte ait pu ouvrir celle de quelqu’un d’autre. » Nous ne saurions trop en dire, laissons au lecteur le plaisir de découvrir l’intense tension qui va animer le roman, les mauvais coups dans lesquels va se trouver entraîner le personnage et ceux qui expliquent son absence au monde. On a aimé les scènes qui se découvrent alors, les vies entendues quand on vient les dépanner ; la très belle fragmentation du récit, son absence d’issu qui, jour après jour, finit par ouvrir un sens. Sans que l’on sache jamais véritablement lequel, sans que l’on puisse décider si nous n’appliquons pas la mauvaise clé, si nous ne tentons pas d’ouvrir la mauvaise porte. La dernière phrase du livre, comme une serrure que l’on se refuse à forcer, la fin des souffrances que l’on croit délivrer alors que peut-être on se débarrasse d’un pesant fantôme, éclaire bien cette sorte de désespoir existentiel, celui seul qui construit du sens : « Parce que maintenant que je savais comment me noyer, j’essayais de réapprendre à nager. » En aveugle : un grand roman qui n’oublie pas le plaisir, un rien pervers, que sans cesse y trouve, comme une question, le lecteur.


Un grand merci à Quidam éditeur pour l’envoi de ce livre.

En aveugle (trad Stéphane Vanderhaeghe, 295 pages, 22 euros)

Un commentaire sur « En aveugle Eugene Marten »

Laisser un commentaire